Plongé trois décennies dans l'
Underground le plus obscur,
Manilla Road est devenu presque trendy. Fan inconditionnel depuis «
Crystal Logic », première diffusion européenne du groupe en 1983, ce constat me laisse amer. Non, le mot est faible : je suis juste fou de rage. Quand je défendais
Manilla Road comme l'égal des plus grands, je n'essuyais au mieux qu'une indifférence polie, au pire des quolibets. Mon ego froissé importe peu, compensé qu'il est par le fait d'avoir eu raison trop tôt (pas fréquent, ça). Non, c'est l'injustice faite au groupe qui m’écœure. D'ailleurs, l'indifférence du public n'a d'égale que celle des pairs musiciens du trio de Wichita. Parue dans l'excellent fanzine
Metal Witchcraft, une interview récente du batteur de
Cirith Ungol, groupe contemporain de
Manilla Road, nous le confirme : dans un aveu teinté de stupéfaction, Rob Garven confesse n'avoir jamais entendu un seul de leurs titres avant les années 2010.
Aujourd'hui, «
The Deluge » est inscrit au patrimoine commun de la Melalhumanité (pas encore reconnu par l'UNESCO, mais ça viendra). Tout le monde connaissant l'album à l'instar d'un « Number of the
Beast », cela va m'épargner la description détaillée des titres. Eh quoi, ce ne serait pas ton cas, ô infortuné lecteur ? À défaut du magnifique first press, précipite-toi vers la version Golden
Core 2015 remastérisée sous l'égide du gardien de la flamme Roadienne, la batteur Neudi. Tu découvriras un indispensable monument du Heavy
Metal.
Dernièrement, un ami moitié moins âgé que moi (petit veinard) me confiait avoir eu plus de mal à intégrer «
The Deluge » que les autres classiques de
Manilla Road. Réaction bien compréhensible, l'album est d'une étouffante densité. Si le « All for One » de
Raven est le point extrême du
Hard Rock, «
The Deluge » est celui du Heavy
Metal. Jamais on n'ira plus loin sans changer d'étiquette et basculer vers le Speed, le Thrash, le
Doom, le Black ou le Death. Sur le fil du rasoir, défiant l'équilibre, le trio danse avec ce mélange d'insouciance et de concentration qu'autorisent l'inspiration la plus haute, la plus parfaite maîtrise technique et une absolue confiance en soi.
L'album est la résultante de deux volontés. La première est le désir de jouer toujours plus lourd et plus intense, qui avait entraîné le départ du batteur Rick Fisher deux albums plus tôt. La seconde est le souhait de forger des compositions où pourrait pleinement s'épanouir la batterie du phénoménal
Randy Foxe. Du coup, le tempo de l'album est le plus rapide de tous les
Manilla Road. Le disque suivant, «
Mystification », a beau être réputé plus Thrash, le métronome y bat moins fort sur l'ensemble de la galette. Même sur «
Out of the Abyss », porteur de titres passablement déchaînés, l'addition des plages lentes lui confère un rythme moyen inférieur à celui du «
Deluge ». Ici, on n'a pas le temps de respirer, on halète du début à la fin.
Inutile de dire que dans ces conditions, la section rythmique atteint un niveau inégalé. Foxe matraque ses fûts de façon extatique et orgiaque, assurément sa plus belle prestation. La basse de Scott « Scooter » Park l'accompagne dans une magistrale complémentarité, on a du mal à imaginer que ces deux-là seront à couteaux tirés quelques années plus tard. Mais le travail du bassiste va bien au-delà. Prenant un rôle accru dans le développement mélodique, il épargne à la guitare de Shelton une bonne partie du travail rythmique : celle-ci délaisse le riff pour s'épanouir dans le tissage de leads plus entrelacés, complexes, tortueux et expressifs que jamais. C'est bien sûr la marque de fabrique du groupe, mais elle trouve son stade ultime avec «
The Deluge » : c'est flagrant sur l'éponyme. Moins simples et immédiats qu'avec du bon gros riff, les titres n'en sont que plus magiques.
Tout spécialement avec «
The Deluge »,
Manilla Road est incomparable. Je parle au sens strict, pas pour accumuler les superlatifs. J'entends parfois évoquer Maiden à propos de Divine
Victim : quelle blague ! Comme si le jeu de Foxe était en rien similaire à celui de Clive Burr ou Nicko Mc Brain. Comme si la guitare du seul Shelton (quels bons soli sur ce titre!) pouvait évoquer les harmonies complices du duo Smith/Murray. Et il n'est point besoin d'en appeler à Steve Harris pour louer l'excellent jeu de Park à la basse.
Tant que j'y suis, quelques mots sur ce titre, dont on peut s'étonner de voir un groupe américain le dédier à Jeanne d'
Arc. Mais voilà, Wichita est jumelée avec Orléans, qui lui envoya une statue de la Pucelle dans les années 70. Ainsi, notre Jehanne figurait-elle dans le paysage quotidien de Mark Shelton. On retrouve dans Divine
Victim un des thèmes familiers du Shark, la haine des religions instituées et de leurs persécutions. «
The Deluge » est d'ailleurs dédicacé à Jacques de Molay, dernier grand-maître de l'ordre du
Temple (même si sa mort sur le bûcher résulta moins de l'intolérance religieuse que de l’insatiable besoin d'argent du roi Philippe le Bel).
Incomparable, le jeu de guitare si personnel de Shelton. Et peut-être encore plus, sa voix. Oh, épargnez-moi ces histoires de voix de canard, elle est sur le «
Deluge » moins nasale que métallique (un effet de la production, sans doute).
Pas une « belle » voix à la
Halford, Dickinson, Adams ou autres
Dio ; mais une voix inclassable, à l'instar de Tim Baker ou
King Diamond. Comme ce dernier, qui passe des aigus les plus extrêmes aux graves les plus profonds, Mark alterne en permanence des développements en voix claire et chaleureuse et des grondements bestiaux sans équivalent dans le Heavy d'alors.
C'est cette voix, convaincue à la limite de la possession, qui rend borderline le Heavy du «
Deluge ». Ses éructations sur le refrain de
Hammer of the
Witches, ou sur certains passages de
Dementia, frisent le Death natif. Combinées à la sombre ambiance de quelques titres, on pourrait presque rattacher des parties de l'album à la première vague du Black
Metal : des accents de «
Shadow in the Black » ne sont pas sans cousinage avec
Celtic Frost. Et, clin d'œil, l'incompréhensible phrase brouillée électroniquement de la fin de l'abum signifie : « place satanic message here ». Le Thrash est plus que marginalement présent dans le Heavy de « Friction in
Mass ». Déjà là dans «
Open the Gates », le
Doom n'est pas non plus étranger au «
Deluge » : il faut du reste savoir que Shelton poussa Black
Dragon à signer
Candlemass après en avoir écouté la démo.
Cette ambivalence a-t-elle joué dans le faible succès de l'album : trop dérangeant pour les amateurs de Heavy, résolument trop Heavy pour les explorateurs de l'extrême ? Pourtant supérieure à celle de son grand frère «
Open the Gates », la production était-elle trop en deçà des standards qui s'établissaient en ce milieu des 80' ? Ou le suivisme et le conformisme, aussi puissants chez les Métaleux que dans le reste du genre humain, furent-ils les fossoyeurs des ambitions d'un groupe unique et novateur ? Hormis sa valeur intrinsèque, «
The Deluge » ne manquait pas d'atouts : l'incandescente livrée que lui offrit le dessinateur Éric Larnoy, le soutien de trop rares critiques (éternels remerciements à la clairvoyance d'Enfer Magazine).
À la croisée des chemins, «
The Deluge » pousse le Heavy au bord du gouffre. Nul groupe, à commencer par
Manilla Road lui-même, n'en égalera jamais la force et l'originalité. Qu'un album de cette envergure soit passé presque inaperçu reste invraisemblable. Tel un trou noir insoupçonné, il va lentement dévorer la matière autour de lui et, avec le temps, s'imposer pour ce qu'il est : un des plus grands chefs-d’œuvre du
Metal.
Pareil. Magique en tous points et sans aucun morceau de remplissage. Meilleur sans doute que Open The Gates car plus homogène en qualité, à mon humble avis. Mention à la pochette intérieure du vinyle qui, outre le graphisme des dessins, présente un support comme toujours chez Black Dragon robuste et soigné.
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