En cette fin des années 80, le trio de Wichita a une faim de loup. Sitôt bouclé « Mystification »,
Manilla Road enregistre le live « Roadkill », puis Mark Shelton se met à composer fébrilement les matériaux d'un nouvel album qui sortira l'année suivante. Entre temps, leur label français Black
Dragon se lie avec un nouveau distributeur américain,
Leviathan Records, propriété d'un certain
David T. Chastain. Du coup,
Leviathan va diffuser aux States les poulains de Black
Dragon, en commençant par le cultissime « Epicus Doomicus
Metallicus » de
Candlemass et en poursuivant par cet «
Out of the
Abyss » de leurs compatriotes du
Kansas.
C'est par Black
Dragon que
Chastain découvre
Manilla Road, dont il apprécie immédiatement le jeu et le songwriting de Shelton. La mayonnaise prend bien entre les deux guitar heroes. Quelques morceaux du futur groupe de
Chastain,
Zanister, seront coproduits par les deux compères, et Shelton va composer et écrire les paroles du titre éponyme du disque solo de
Leather Leone, «
Shock Waves ». Ah,
Leather ! Sa présence scénique, son irréprochable plastique, sa voix profonde et puissante à l'inimitable raucité, qui vient chatouiller agréablement le fond de nos estomacs, voire un peu plus bas... Hum, je digresse, je divague, je m'égare (vite, mes pilules). Revenons à nos moutons, ou plutôt notre requin.
C'est bien sûr le Shark lui-même qui va vouloir produire l'album ;
Chastain est crédité du titre de producteur exécutif, mais de son propre aveu, il n'apportera pas grand chose d'autre que quelques conseils sur l'ordre des pistes. Première bonne surprise pour du
Manilla Road mouliné par Shelton, la production est bonne, claire et fluide. Bien rugueuse, mais dans le bon sens du terme. Dans aucun autre album du groupe le jeu de basse de Scott Park n'aura été aussi bien mis en valeur, et il apporte un plus indéniable aux titres de cette nouvelle sortie. La batterie de
Randy «
Thrasher » Foxe est toujours aussi impériale, de même que le jeu de guitare de Shelton. Et comme sur « Open the
Gates », la voix du Shark est époustouflante de richesse, d'inflexions variées et d'à-propos. On y notera d'inhabituelles et judicieuses percées vers les aiguës, plutôt mises en retrait depuis les albums de jeunesse. Cela n'a rien d'un hasard : Mark souffrait de laryngite chronique depuis des années ; il venait de suivre un traitement intensif à base de stéroïdes, qui lui rendit une voix aux capacités toutes neuves, dont il va s'empresser d'user et abuser (jusqu'à se rompre les cordes vocales 2-3 ans plus tard).
Alors, un nouveau chef-d'œuvre ?
Pas complètement, j'en ai peur. Ce disque est écartelé entre des styles trop hétérogènes. Il n'y a pas de titres plus faibles que d'autres, mais selon ses préférences, l'auditeur en considérera certains comme tels. Souvent au sein d'un même morceau («
Whitechapel », «
Helicon », par exemple), on est tiraillé entre la poursuite de l'aspiration thrashisante des albums précédents, le parfait classicisme d'un Heavy maîtrisé et les emphases épiques qui ont fait connaître le groupe. D'où un constat paradoxal : eût-ce été le disque d'une groupe tout neuf, on aurait pleinement applaudi ; mais il s'agit de
Manilla Road, qui doit tenir son rang, et du coup on n'arrive pas à bien percevoir où Shelton veut nous mener. Cela vaut aussi au niveau des ambiances : le disque est globalement très noir, inspiré par le mythe de Chtulhu, l'histoire de
Jack l'éventreur, ou encore une nouvelle d'horreur de Clive Barker. Mais bon sang, que diable viennent faire dans ce sordide marécage les lumineux «
Helicon » et «
War in
Heaven » ? Cet album a tout simplement le cul entre deux chaises.
Souvent, il est admis que «
Out of th
Abyss » représente l'apogée de la tentation Speed-Thrash du groupe. Dépotent pas mal en effet «
Out of the
Abyss », « Black
Cauldron », « Midnight Meat Train » ou «
Slaughterhouse » (Shelton aime bien les boucheries, il nous en sortira une autre 23 ans plus tard avec «
Abattoir de la
Mort »). Mais c'est surtout l'extraordinaire et déchaîné «
Whitechapel » qui va renforcer l'impression. En cette année 1988, centenaire des forfaits du plus célèbre des tueurs en série, Shelton va se sentir obligé de composer une chanson sur le thème quelque peu éculé de
Jack l'éventreur. Bien lui en prit : c'est une fort belle réussite que ce titre féroce et complexe, ce staccato furieux entrecoupé de breaks inquiétants. Des paroles inspirées sont proférées, voire éructées par un Shark à la voix hallucinée, totalement hanté par son propos. «
Inside the chapel /
Unholy chapel / The blood will flow »... Mais finalement, sa longueur (un peu plus de 7') lui fait perdre une partie de son impact.
Deux autres titres sont à classer dans un Heavy
Metal plus classique, même si des accents Thrash ne sont pas absents de « Rites of
Blood ». Ce dernier est tout spécialement remarquable, martelé et guidé de bout en bout par une ligne de basse atypique et obsédante, et habité par un chant de possédé : un pur régal de noirceur malsaine ! Avec «
Return of the
Old Ones », on commence presque dans la ballade, puis on alterne des passages lourds, menaçants, chantés d'une voix claire et mélodieuse, et d'autres plus rapides, enlevés par une voix grondée, parfois ponctuée de cris aigus. La respiration est ample, océanique et transpire l'urgence et le danger. Le titre s'achève sur une partie instrumentale nimbée de légères touches de claviers subtilement discordants, évocateurs des ténèbres abyssales : du coup, on peine à raccrocher les wagons avec les morceaux plus toniques.
Dernier versant contradictoire de l'album,
Manilla Road renoue avec son traditionnel Heavy épique sur «
War in
Heaven » et «
Helicon ». Le premier est typique du travail de Shelton, avec une introduction toute de douceur, voix claire et notes acoustiques, suivie d'un renforcement progressif qui débouche sur un mid tempo scandé par une rythmique déterminée et une voix rauque ; des échappées mélodiques et des soli aériens émaillent par ailleurs ce titre, dont l'inspiration toute sheltonienne entremêle les mythes et les légendes. «
Helicon » est plus complexe, plus ambitieux, plus lyrique aussi, et a vite fait d'embrayer sur un rythme de plus en plus enlevé. Axé sur un thème cher au cœur du Shark (le mont Hélicon est la résidence des Muses), ce titre n'aurait pas déparé sur « Open the
Gates » ou « The
Deluge ». Rien à redire, vraiment, sur ces deux morceaux, sinon qu'ils tombent un peu comme un cheveu sur la soupe.
Malgré une assez vilaine pochette (Éric Larnoy, reviens!), le disque trouve un assez bon accueil auprès du public et de la critique. « Même Kerrang a aimé », s'exclamera Shelton dans une interview : en effet, ce magazine avait étrillé le groupe sur ses albums antérieurs, n'hésitant pas à le décrire comme (sic!) « le plus mauvais groupe de Heavy
Metal au monde »... Au dos de l'album, le Shark exhibe fièrement une guitare toute métallique, cadeau qu'un luthier de ses amis avait littéralement forgé pour lui : un bon instrument, mais bien trop lourd pour tenir un concert entier. De toute façon, on n'imagine même pas Mark Shelton se produire avec autre chose que sa
Warlock rouge....
Album bien paradoxal que cet «
Out of the
Abyss ». D'autant plus paradoxal qu'il est beaucoup plus travaillé et réfléchi que son prédécesseur, composé spontanément en moitié moins de temps. Individuellement, ses titres sont très bons, mais ils s'assemblent mal collectivement. Il aurait peut-être fallu un concept album pour surmonter l'hétérogénéité du matériau musical, comme sur le futur « Atlantis
Rising » de 2001. Il n'en reste pas moins hautement recommandable, ne serait-ce que pour les prouesses vocales de Shelton et la basse de Scott Park. Il constitue ainsi un très honorable jalon dans la longue discographie d'un groupe qui n'a jusqu'à présent jamais commis de réel faux-pas. Shelton s'en souvient comme le dernier enregistrement de l'époque heureuse de la formation historique de
Manilla Road : deux ans plus tard, lors de l'enregistrement de « Courts of Chaos », le groupe sera déchiré par l'irréductible inimitié opposant batteur et bassiste.
Nous avons trouvé le futur biographe du groupe :-)
Les liens entre MR et Chastain ainsi que Leone ne sont finalement pas très étonnants au regard de la "carrière" des uns et des autres. Ceci étant, choisir Coin Coin Shelton pour co-produire un skeud, c'est se tirer une balle dans le pied d'office :-)
La suite, la suite. J'attends notamment de pied ferme - ça en fait des pieds dans mon com' - celle de "Voyager", un album que je trouve fascinant.
"Whitechapel" et "War in Heaven" valent l'achat à eux seuls, mais cela ne veut pas dire que le reste est mauvais bien entendu. Quant au son, à l'époque il m'avait paru moins bon que sur les albums précédents car moins dense. Après, il n'est pas mauvais non plus avec le recul, mais ce n'est pas ma prod favorit du groupe.
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