Dans mes plus intenses moments d'idolâtrie roadienne, je suis allé jusqu'à penser que «
Playground of the Damned » était un assez bon album. En routine, avec le temps, force est de constater que lorsqu'il me prend l'envie d'écouter un
Manilla Road, celui-là passe toujours à la trappe. On n'aurait pu imaginer plus piètre successeur au magnifique «
Voyager » qui clôturait en beauté l'art sheltonien de la décennie 2000.
Le jugement du taste-vin est sans appel. Célèbre pour la puissance de son arôme, pour son remarquable tanin, pour l'incomparable richesse et la subtilité des sensations qui émoustillent les papilles et ravissent le palais, Château-Wichita nous livre ici un détestable cru 2011. Sévère, le jugement n'est que relatif : du meilleur on n'attend que l'excellence, et l'on n'ira pas jusqu'à dire que cette décevante cuvée n'est que de la piquette.
Prenez Art of
War, dernier titre de l'album. Sobre ballade entretenant une tension permanente entre tragique et sérénité, où la diction précise et envoûtante de Shelton émerveille : ajoutons que sa guitare fait de fort jolies choses, bien en congruence avec l'atmosphère, ce qui en fait finalement le sommet de l'album. Autre power ballad, un peu plus énervée et scandée,
Fire of Asshurbanipal est à retenir, mais n'induit pas le même degré de conviction.
Eh quoi, me direz-vous, n'y a-t-il que des ballades à tirer leur épingle du jeu ? On parle bien de
Manilla Road ?
P'têt'ben qu'oui, p'têt'ben qu'non.
Côté non, il y a clairement un problème de rythme dans cet album. On est globalement dans un mid tempo un peu trop tranquille. Il y a des accélérations, mais qui peinent à emporter l'auditeur ; les breaks sont trop nombreux et trop longs pour emplir leur office dramatique, les intros pas forcément bien calibrées. Un faux rythme s'installe. Les morceaux sont souvent trop longs pour retenir l'attention, un comble pour ce groupe. Et surtout, il manque un ou deux putain de vieux titre Heavy à l'ancienne qui, façon andouillette 5A , vous retournent les tripes à la vitesse du son.
Côté oui, on passe quand même quelques demi-bons moments. Le titre le plus ambitieux de l'album s'exprime en français sous la forme d'un improbable pléonasme (assumé),
Abattoir de la
Mort, et qui décrit le travail de forçat réalisé dans le studio d'enregistrement. La composition est léchée, c'est tour à tour hargneux et rêveur, une dichotomie qui ferait mouche si le titre, joliment emmené par la voix du Shark, ne dissipait son énergie sur la longueur : oui, même les impeccables développements guitaristiques de Mark finissent par lasser.
Les promesses de l'excellente intro de Grindhouse, tendue et grinçante (avec des accents déjà entendus dans «
Atlantis Rising »), sont déçues par un riff un peu trop bateau pour être pleinement convaincant. Le rythme bien agressif et la voix à demi grondée de Shelton parviennent avec bonheur à rehausser l'intensité ; malheureusement, l'élan acquis s’essouffle encore sur le lead final, splendide à ses débuts mais inutilement prolongé.
En intensifiant son tempo, Brethren of the
Hammer aurait pu devenir un hymne. Mais pour un «
Hammer », on l'imagine mal tenir son rang dans l'imparable enchaînement Masque of the
Red Death/Death by the
Hammer/
Hammer of the
Witches typique des concerts de
Manilla Road. Sans grande originalité, il envoie un peu de lourd, et le croassement inspiré de Shelton insuffle de la folie ; mais l'esprit du morceau cède le chant à Bryan Patrick dans le déroulé des couplets. Hélas, les deux organes sont trop proches pour nous faire le coup père/fils du duo Orson Welles/Eric Adams, mais trop différenciés pour garder l'impetus acquis par la voix de Shelton. Dommage, le titre partait bien, mais s'avère décevant.
Abordons franchement les sujets qui fâchent. Les trois premiers titres de l'album sont inexistants. Jackhammer est une parodie de
Manilla Road et l'éponyme ne retient pas la moindre attention. Into the Maelström garde un peu plus de personnalité, mais force est de constater que ce n'est parce qu'on bâtit une chanson sur une nouvelle d'Edgar Poe que l'on forge des chef-d'œuvre à la «
Mystification ». La faute à Bryan Patrick, qui chante seul sur ces trois titres ? Même si sa voix va nettement s’affermir par la suite, ce serait trouver un bouc émissaire trop facile.
Manilla Road est un groupe et la faillite est collective.
Un groupe, vraiment ? La formation a du plomb dans l'aile en cette année 2011. Certes, elle s'enrichit du retour du vieil ami Bryan Patrick, désormais indispensable aux prestations scéniques de
Manilla Road. On a vu cependant que son apport n'était pas très positif : sa voix est excellente mais paraît plate à côté des riches inflexions de celle de Shelton. Côté batteur, Cory Christner se désengage de plus en plus du groupe et manque d'implication. Par ailleurs, il impose des exigences très précises dans l'enregistrement de ses parties : cela donnera un son de batterie désespérément sec, dépourvu de relief et de réverbération. Vraiment dommage, car il joue bien, le bougre.
Quant au bassiste Vince Goleman, il développe un handicap persistant et croissant au niveau de sa main gauche, qui le conduira finalement à quitter le groupe. Il n'enregistre que sur Art of
War et, en partie, Brethren of the
Hammer. Pour le remplacer au pied levé, Mark a recours à son vieux copain d'école, le mystérieux E.C.
Hellwell... Ah baste, arrêtons cette comédie, Bryan Patrick a mangé le morceau après le décès du Maître :
Hellwell n'est autre que le nom de plume adopté par Shelton. C'est ainsi Mark qui se farcit l'essentiel des parties de basse. Cela donne d'excellents développements, sur
Abattoir de la
Mort par exemple, mais on peut parfois se demander s'il n'en joue pas comme d'une seconde guitare. À mon sens, la présence d'un vrai bassiste aurait donné plus de tonus à cet album un peu trop plat.
Le bilan est donc très mitigé. Les difficultés au sein du groupe rendent compte du temps passé depuis la sortie de «
Voyager », trois bonnes années, et d'un résultat décevant. L'inspiration de Shelton est-elle vacillante ? On a peine à le croire, tant elle va s'épanouir l'année suivante dans son projet parallèle
Hellwell : du reste, on peut se demander si la constitution même du projet ne témoignait pas d'une certaine fatigue avec son groupe vieux de plus de 30 ans.
Quoi qu'il en soit, «
Playground of the Damned » est le faux-pas de
Manilla Road. Dans toute œuvre, fût-elle celle d'un génie, dans tout brillant et long parcours, dans toute discographie d'exception, il en faut au moins un. Depuis la mort de Mark, on sait désormais qu'il n'y en aura pas d'autre ; j'aurais infiniment préféré prendre le risque d'une nouvelle déception en découvrant de nouveaux développements issus de la fertile inspiration du Shark.
Qui d'autre pouvait pondre une telle chronique et permettre aux aveuglés de lumièfre de Manilla Road et aux atrophiés du conduit auditif de comprendre les faiblesses de ce disque. Bravo pour ton texte.
Complétement d'accord avec toi, l'album le plus faible de la seconde partie de carrière de MR. Même en dessous du dernier qui était franchement décevant également.
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