Cradle of
Filth, chapitre I
En 1991, il y a maintenant deux décennies, naquit en Angleterre, dans le comté de Suffolk, un groupe de
Metal aux influences textuelles gothiques qui allait, en quelques années, avoir un impact non négligeable sur la scène la plus extrême du moment. Son nom définitif : Cradle of
Filth, « Berceau d’immondices ». Suite à quelques démos plutôt orientées Death
Metal old school ou atmosphérique (
Orgiastic Pleasures Foul,
Invoking the Unclean,
The Black Goddess Rises) le jeune groupe opte finalement pour le Black
Metal avec
Total Fucking Darkness. Cette dernière démo leur permet d'entrer chez le label Cacophonous Records et de produire en
Blood un premier full-length dont le nom (encore très) évocateur est
The Principle of Evil Made Flesh.
Membres du sextet armés jusqu'aux canines pour cette première offrande : Paul Allender et Paul Ryan aux guitares, Robin
Graves à la basse, Benjamin Ryan (frère du précédent) au clavier, Nicolas Howard Barker à la batterie et Daniel Lloyd Davey, alias Dani “
Filth ”, principal parolier, au chant. Session members en soutien : Soror Proselenos au violoncelle et Andrea Meyer (future Andrea “
Nebel ” Haugen), chargée des arrangements vocaux féminins. Chanteur secondaire en réserve : Darren White.
Et quoi de mieux pour une entrée fracassante qu'une attirante et inoubliable pochette sanguinolente ? Un peu dans le même esprit que celles de l’EP homonyme de
Mercyful Fate (1982) ou du “
Burning the
Witches ” de
Warlock (1984), pour ne citer qu'elles. À croire que les tous premiers disques donnent à certains une envie sadique d’en faire un maximum pour interpeler l’auditeur potentiel, qu’il soit amateur de
Metal ou non.
Je ne m’attarderai pas trop longtemps sur le contenu détaillé des paroles de ce disque. Juste pour dire qu’en plus d’être blasphématoires, hargneuses, antichrétiennes via des références mythiques, historiques et/ou païennes recyclées dans l’imagerie diabolique, etc. (bref typiquement Black
Metal), la plupart d’entre elles ont une approche ouvertement érotique et vampirique ; au moins, la pochette de l’album n’est-elle pas mensongère. Le style est, quant à lui, très poétique.
Il faut dire que l’ancien étudiant en littérature classique et mordu de romantisme et de fantastique noirs qu’est Dani
Filth n’est pas du genre à faire dans la demi-mesure, constat qui se vérifiera encore et toujours dans la suite de sa carrière ? avec plus ou moins d’inspiration, de spontanéité ou de sérieux. Sinon, on peut dire que les paroles sont, par moments, délicates à comprendre pour des non-anglophones, en raison de leur caractère assez littéraire. La plupart des traducteurs francophones amateurs continuent encore à s’arracher les cheveux sur certains vers et s’en tiennent souvent aux traductions semi-automatiques (et donc mauvaises ou évasives, malheureusement) qui traînent sur le net. Ah ! Pauvres petits francophones que nous sommes, nous qui n’arrivons pas apprécier à sa juste valeur la langue de Shakespeare... ni celle de Molière, d'ailleurs !
Notons, toutefois, que parmi les multiples citations (semi-)historiques ou philosophiques que nous propose le livret, nous en avons une en français, attribuée à Leonora Galigaï, femme de chambre, amie intime et conseillère de la reine de France Marie de Médicis, dont l’influence sur la royauté à travers la régente et l’arrivisme de son mari Concino Concini, jeune noble florentin devenu favori de la reine, marquis et maréchal, la rendit très impopulaire au sein de la cour royale.
Suspecté d’avoir commandité l’assassinat d’Henri IV (qui risquait de l'évincer et le bannir), détesté par les officiers royaux fidèles au jeune Louis
XIII et jalousé par les Grands pour sa fortune et ses illustres titres, Concino Concini mourut assassiné par les gardes du roi en 1617 et sa femme fut arrêtée, accusée et reconnue coupable de sorcellerie et exécutée peu de temps après. Le livret de l’album nous donne : « Mon sortilège a été le pouvoir que doivent avoir les âmes fortes sur les esprits faibles. » Ce serait, en substance, les mots que Leonora Galigaï aurait lancés quelques instants avant sa mort au magistrat lui enjoignant d’avouer par quel mystérieux pouvoir cette roturière italienne se serait emparée de l’esprit de la reine.
Ouf ! Les ignares n’y connaissant rien à l’anglais littéraire peuvent donc avoir un élégant aperçu de l’un des thèmes majeurs du disque. Grâce en soit rendu aux six compères british pour cette si délicate attention !
Bon, allez, j’arrête de tourner autour du pot ! Passons plutôt aux choses sérieuses.
Musicalement, les influences death originelles du groupe se font encore sentir tandis que celui-ci croque à belles dents la tentation progressive ; il y a bien quelques refrains ou des couplets répétés sur la plupart des chansons, mais toutes sont construites autour de complexes compositions à tiroirs. À plusieurs reprises, le groupe adoucit sa dominance black metal avec des mélodies et soli de guitares très heavy traditionnel, une première dans ce genre de
Metal, et saupoudre le tout d’un usage abondant des claviers, quand ceux-ci ne se sont pas utilisés comme principal instrument des pistes non chantées.
Outre cela, deux choses au moins frappent immédiatement l’oreille de l'auditeur.
Premièrement, le son : loin d’être désagréable, mais clairement lo-fi - fréquences graves ou aiguës indirectement accentuées par une diminution de l'intensité sonore des fréquences du milieu. Conséquences : un son plus râpeux que la normale, avec une basse audible mais assez sourde, des guitares en retrait, une batterie occupant tout l'espace sonore et quelques dissonances des claviers. Cependant, Cradle est loin du son « crasseux » (terme non péjoratif) des premières réalisations de groupes de Black
Metal nordique comme
Bathory, “ The
True ”
Mayhem,
Darkthrone et compagnie. Alors, est-ce une maladresse ou doit-on y voir une intention délibérée du groupe d’épaissir l’ambiance voulue que doit générer le disque par ce procédé ? Selon moi, la deuxième possibilité est plus probable que la première. Quand on voit ce qu’a pu produire le groupe deux ans plus tard, avec à peu près les mêmes moyens techniques (même studio d’enregistrement) et qui plus est dans l’urgence, avec l’EP/CD cultissime
Vempire or Dark Faerytales in Phallustein, le brusque changement musical est assez suspect... Bon d’accord, je le reconnais, cet argument est à double tranchant. Cependant, il serait injuste de considérer la production comme ratée : elle donne un son typé underground unique à l’album.
Deuxièmement, le chant : bon, c’est un groupe estampillé Black Met... pardon, je veux dire, “ Supreme Vampiric
Evil ” (Cradle of
Filth dixit), bref, il est logique que les vocaux principaux soient éraillés. Ce qui est étonnant, en revanche, c’est leur multiplicité manifeste et, osons-le dire, leur originalité. Les fameux “ dark immortal screams ” de Dani
Filth pavent pratiquement toutes les pistes chantées de l’album, introduisant ou terminant un morceau, ou accentuant à l’extrême, ici et là, un mot concluant une strophe ; en anglais, on pourrait le résumer en deux mots : “ extreme shriek ” ou “ pretentious shriek ”! - tout dépend si on le supporte ou pas. En mode pseudo-chant clair (altéré par la production), la voix demeure rauque ou torturée. Moins présents, les chuchotements typiquement death et les growls contribuent eux aussi à offrir une ambiance bien travaillée... mais quelle ambiance, au juste ?
Difficile de décrire celle-ci. Si elle se veut aussi horrifique qu’efficace, elle peine à convaincre sur certains morceaux. La faute sans doute au rendu général du son, qui a tendance à avoir plus d’inconvénients que d’avantages dans les mid-tempos... à moins que l’intention soit plus lyrique qu’épique ? Quand on voit les paroles de plus près, la polysémie apparaît dans plusieurs passages. Finalement, par son chant à multiples facettes, quels personnages Dani invoquent-ils ? Ceux-ci appellent-ils avec ferveur, rage ou passion les forces des ténèbres ou assistent-ils avec amertume à leur ascension avant d'en être irrésistiblement attirés jusqu'à devenir leurs fidèles et redoutables serviteurs ? Certains titres, tels “ A Crescendo of Passion Bleeding ”, “ Of
Mist and Midnight Skies ” ou “
Summer Dying Fast ”, laissent un étrange goût
Dark, voire Gothic, plutôt que Black atmo ? après, il se peut que je cherche midi à quatorze heures (ou minuit à deux heures, si vous préférez), que c’est plutôt le côté Death que l’on ressent à l’écoute, à moins que je me laisse fourvoyer par les sublimes passages des claviers, créateurs de sombres atmosphères très inspirées. Ah, tiens ! Je me suis attardée sur les paroles, alors que je vous avais promis que je ne le ferai pas. Mille excuses !
Quoiqu’il en soit, les atouts majeurs du vampire Cradle, en plus de l’"extreme shriek" de son frontman et des claviers, restent surtout sa grande variété de composition, aucun morceau ne ressemblant à un autre, et sa façon d’agencer avec finesse passages aériens, accélérations ou décélérations du tempo et assauts vocaux sans concession. Un détail important : alors que les albums suivants du groupe seront systématiquement assaisonnés de chœurs féminins, on ne compte ici que quatre pistes sur treize où l'envoûtante Andrea Meyer vient prêter ponctuellement sa délicieuse voix de succube ; un autre atout plus qu'appréciable.
Pour plus de détails sur les aspects techniques, je vous renvoie à la très complète analyse de notre ami Vinterdrom ci-dessus.
Voyons maintenant la tracklist plus en détails, en commençant par les instrumentales :
Le morceau d’ouverture “
Darkness Our
Bride ” est à mettre parmi les meilleures intros qu’est produite Cradle avec “
Once Open
Atrocity ” et “ At the
Gates of
Midian ” (albums
Cruelty and the Beast et
Midian) : une ouverture aussi entêtante qu’oppressante, terminée par un glas et une oraison chuchotée destinée à
Satan... Brrr !
Les interludes imparables "
Iscariot " et " One Final
Graven Kiss " résument à eux seuls tout le talent de Benjamin Ryan pour produire des ambiances particulièrement angoissantes, d’une beauté vespérale et crépusculaire des plus glaciales.
La quatrième et dernière instrumentale " In Secret Love We Drown " n’est peut-être pas une intruse : par son métronome en arrière-plan couplé et ses sonorités d'eaux miroitantes, elle distille elle aussi un instant inquiétant, sinon troublant, mystérieux et triste...
Sur les pistes chantées, les choses sont beaucoup moins claires. Comme je l’ai dit plus haut, il est parfois difficile de saisir l’intention de départ sur certains titres. La production lo-fi et l’ambiguïté des paroles ne sont pas les seules fautives : les tortueuses compos ne sont pas toutes exemptes de défauts.
Analyse exhaustive :
“ The
Forest Whispers My Name ”, en dépit d’une entrée en matière très violente et d’une accélération finale excellente (break à 03:59), prend trop de temps à démarrer et l'efficacité des breaks est handicapée par le son de la production. Dommage ! Beaucoup préfèreront l’auto-reprise de Cradle sur l’album suivant.
“
The Black Goddess Rises ” commence et se poursuit avec brio mais aurait dû s’arrêter entre la 5e et la 6e minute au lieu de revenir sur les premières strophes : ce retour coupe l’élan épique lancé à la fin de la 4e minute – je ne fais que confirmer ici la remarque donnée par Vinterdrom dans sa propre analyse.
Le court “ A
Dream of Wolves in Snow ” est un peu le talon d’Achille de cet album : encore une fois de belles nappes de synthés et une batterie efficace, mais pour le reste... encore que l’enchaînement brutal avec le titre suivant montre une certaine utilité à ce morceau que je rangerai volontiers dans la sous-rubrique « interlude chanté à tendance
Doom », étant donné sa lenteur et le chant gémissant de Darren White (perfectible, malheureusement), sa seule performance sur cet album.
La dernière chanson “
Summer Dying Fast ”, malgré un début rendu un peu brouillon à la sixième seconde (effet de la production) jusqu’au profond “ shriek ” de Dani (00:19), s'en sort bien en offrant un tir de barrage redoutable puis un sympathique solo de guitare (02:58) mais la conclusion (03:41 - end), quoique belle, est un tantinet répétitive. En fait, ce morceau est peut-être plus intéressant à écouter en live.
Le titre très progressif “ Of
Mist and Midnight Skies ”, le plus long de l’album, résume l'ensemble des sonorités de celui-ci, même s'il est composé sur un tempo légèrement plus lent et ne comporte aucun chant féminin : introduction instrumentale somptueuse (quoique la référence soit manifeste) ; ouverture des hostilités de plus en plus lourde ; milieu (à partir de 02:56) manquant quant à lui de profondeur ou de rythme (pourquoi diable cette accélération à 04:15 n’arrive pas à faire décoller le morceau passée la cinquième minute et demie ? Encore une hésitation coupable de Cradle !) ; avant-dernière partie puissante et aérienne (06:20 à 07:30) mais tardive ; conclusion instrumentale très belle et efficace qui fait parfaitement écho au début et donne envie de repasser ce morceau en boucle malgré ses travers (si, si, je vous assure !).
En réalité, les véritables tueries sanguinaires de cet album sont le très épique titre éponyme, le terrifiant “ A Crescendo of Passion Bleeding ” et l’hypnotique et insidieux “ To Eve the Art of
Witchcraft ” qui ont tous pour points communs : un début brutal et très speed ; des vocaux multiples, dont les variations arrivent au bon moment ; une absence de répit pour l’auditeur et une durée équilibrée, tous faisant environ 5 minutes et demie. Attention ! Je n’ai rien contre les morceaux excédants cette durée ou écrits dans un registre plus « calme », mais force est de constater que le groupe n’est pas encore suffisamment armé pour nous tenir en haleine avec des chansons fleuves. En tout cas, je persiste et signe : ces trois morceaux sont à mettre au panthéon des chefs-d’œuvre de Cradle. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant si les titres “ The Principle of
Evil... ” et “ To Eve the Art... ” ont été les morceaux les plus repris en live, même sans voix féminines, tout comme “
The Black Goddess Rises ” ou “
Summer Dying Fast ”.
Note subjective de mon âme adoratrice totalement séduite : 19/20 pour l’ambiance, la variété et l’enchaînement parfait entre les pistes ! Les petits défauts sont tout à fait pardonnables.
Note « objective » que me chuchote mon subconscient : 14/20 ! Réveille-toi Lunuy ! Ce disque ne mérite pas plus que cela. De bonnes choses, certes, mais peut mieux faire ! Trop de longueurs, trop d'imperfections et d'hésitations. Bon sang, s'ils pouvaient virer ce clavier là où il ne fait que du remplissage, qu'ils accentuent ses guitares et qu'ils se décident enfin avec leur Black atmo teinté de Death, de Thrash et de Heavy. Il pourrait aussi améliorer cette voix prometteuse... enfin, bref, qu'ils s'expriment un peu plus !
Moyenne : 16,5, arrondi à 17 parce que c'est un premier coup d'essai.
Certes, il est indéniable que ce premier méfait laisse souvent l’impression que la musique du jeune CoF souffre encore d’un style mal défini. Néanmoins, les compositions posent les premières pierres d’une fusion des genres tout simplement unique qui s’étoffera par la suite ; presque du Black mélodique ou Black/Gothic avant l’heure, en somme. En d'autres termes, ce debut-album sous-estimé a tout pour plaire aux amoureux (nostalgiques) de
Dusk... and Her Embrace qui seraient passés à côté de cette galette et qui ne sont pas allergiques à la production lo-fi ou aux petites sonorités Death
Metal.
Pas de chœurs féminins de bout en bout ? Ce n'est pas un argument pour ne pas écouter cet album, qui n'est globalement pas si inférieur que cela par rapport aux suivants !
Ah, deux conseils pour finir : je vous enjoins à patienter à la fin de la 12e piste pour entendre l’outro cachée “
Imperium Tenebrarum ”. Enfin, un tel disque s’écoute mieux une fois plongé en pleine forêt dans la pénombre du crépuscule.
“ The
Blood is the
Life! ”
Eaque, Vampire est pour moi un mini, il n'y a que 3 nouvelles compo.
Je ne suis cependant pas d'accord avec la finalité. Cet album est un grand album. Les passages géniaux sont nombreux. Cet album est novateur. Comment peux-t-on merttre 13 à un tel album, et adouber Vampire qui est pour l'essentiel la reprise des compo de Principle....je pense que le prétexte de la prod est insuffisant
Un super premier album, je le découvre très tard, j'ai découvert Cradle avec Dusk...and her embrace, et j'ai laché avec Thornography.
Je suis assez étonné du niveau, je ne sais pourquoi, mais j'en avais une idée d'album brouillon. Pas du tout, Cradle a déjà sa personnalité, on pourrait lui reprocher quelque longueur par ci par là, il y a beaucoup d'interludes, mais bon dans l'ensemble c'est plus que correcte. 14/20
Merci pour la chro très compléte, même si j'avous par être fan des grands pavés.
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