Les yeux lourds, l’esprit embrumé, trompant son impatience maladive en bouquinant furieusement, il attend.
Tel un adolescent amouraché tournant en rond avant son rencard, il savoure pourtant ce supplice car il sait la récompense à ces longues heures de veille…
Il sait, oui, que certaines œuvres sont habitées ; il sait que les ombres de leurs âmes ne se risquent à l’extérieur des jewelcases que lorsque le
Silence a repris ses droits dans les maisons trop pleines de vie.
Il sait que lorsque seules ne seront encore ouvertes que la bouteille et les paupières du chat, certaines portes coulisseront, lui laissant enfin, de nouveau, entrevoir cette autre réalité à laquelle il est devenu accro depuis bien trop longtemps.
Alors il attend… La Nuit.
La Nuit noire, profonde…
Ô comme il fait bon rentrer progressivement dans ce refuge hors du Temps, là où change la perception de ce monde absurde et nauséabond. Ô comme il fait bon s’y perdre, s’y fondre, s’y oublier. Ne devenir que Musique… Se passer en boucle «
The Crimson Idol» et de temps à autre dépoussiérer quelques singles, en l’occurrence ce shaped-picture-disc de «
The Idol» immatriculé Parlophone – RPD 6314…
De l’autre côté du miroir, dans sa tombe de vinyle, Jonathan attend, lui aussi…
Il l’attend, lui bien sûr, mais également tous les autres… Tous ceux qui, jour après jour, heure après heure, partout dans le monde, en posant ce disque sur une platine, sectionnent le nœud d’acier fatal fait des cordes de sa guitare... Jonathan attend tous ceux qui, quotidiennement, le ramènent égoïstement à sa vie de souffrance afin de panser leurs propres blessures…
Et nous voilà donc une nuit encore transportés dans la villa de rockstar où défoncé, entouré de bombasses et de vautours, Jonathan revit imperturbablement l’immortelle engueulade d’Alex Rodman, the best manager money can buy… «Groundhog Day» oblige, tout le monde se souviendra d’Alex mettant fin à la fiesta en jetant à la rue les dealers et les pique-assiettes, intimant à Jonathan de retourner en studio… Et puis, le silence, soudain. Le cœur prêt à imploser.…
Seul dans son immense propriété, Jonathan trouve finalement le courage de passer le coup de fil qui aurait pu le sauver mais qui va le condamner ; sa mère lui décochant en lieu et place de retrouvailles rédemptrices un glacial "We have no son"…
Et le voyage (re)commence ; une force émotionnelle infinie se répandant encore et toujours en vagues successives dans notre corps en manque… Du chant habité de Blackie au solo solennel et enivrant d’un Bob Kulick stupéfiant, en passant par les arpèges d’ouverture désespérés qui réussissent le tour de force de nous briser le cœur à chaque écoute depuis plus de vingt ans, tout nous transporte loin, ailleurs, dans un endroit qui n’appartient qu’à nous et qu’évoquent d’ailleurs les inoubliables lyrics «
Kiss away the pain and leave me lonely / being
Crazy in paradise is easy». Complainte exutoire à nos souffrances personnelles conférant au mystique grâce aux parties instrumentales incroyablement poignantes du mighty Bob Kulick et aux roulements de toms du tueur Stet Howland inspiré par la folie du Grand Keith
Moon, «
The Idol» est une aventure spirituelle addictive dont on ne revient pas et dans laquelle
Lawless touche finalement au divin en versant dans le dédoublement de personnalité, ne faisant plus qu’un avec ce qui devait à la base ne rester qu’un personnage fictif…
“Jonathan is not me, but I became him over the course of making the record and was miserable for about a year” confiait en effet Blackie à “RIP Magazine” en
Novembre 1993. Peut-être faut-il avoir conscience de ce fait, qui transpire d’ailleurs de chaque pore de la Musique, pour tenter d’analyser la force indescriptible engendrée par l’alchimie de ces mots et notes sur lesquels
Lawless travailla deux ans et demi durant (
Septembre 1989 – Février 1992). Alors que «
The Crimson Idol» devait initialement développer une trame fictive, il devint au cours de sa création, à l’instar d’un «
Streets – A Rock Opera» ou en littérature d’un «On the
Road» ou d’un «A Fan’s Notes», une autobiographie destructrice et bien réelle qui conduisit d’ailleurs un Blackie déprimé à annoncer la fin de l’entité
WASP à
Vanessa Warwick (Headbangers Ball) quelques mois après la sortie du disque... Comme les trois grands hommes précités, à savoir Jon
Oliva,
Jack Kerouac et Fred Exley, auxquels l’on pourrait entre autres ajouter
Fish et son «Clutching At Straws», Blackie ne se remit jamais véritablement de ce Voyage au bout de la Nuit.
Contrairement à Jon dont le parcours fut parallèle mais qui trouva, lui, le courage de partir au sommet, Blackie, artistiquement brisé, recherchant désespérément l’inspiration envolée, revint hélas sur sa décision de sortir ses futurs disques sous son patronyme personnel pour au final offrir à ses fans le triste spectacle d’un homme diminué. Tâtonnant les murs tel un aveugle privé de sa canne, plagiant pathétiquement et peut-être inconsciemment ses propres compositions, Blackie vit désormais ironiquement dans l’ombre du personnage qu’il amena pourtant lui-même glorieusement à la vie, l’immortel Jonathan Aaron Steel.
En retournant délicatement ce picture-disc pour se délecter de la B-side qui comme son nom l’indique est un éloge funèbre, il arrive donc que l’on s’interroge… Est-ce bien en la mémoire de Jonathan que l’on se recueille ? Ou pense-t-on avec peine au véritable Blackie qui, avouons-le nous même si c’est dur, périt en offrant son âme à sa créature… ?
Mise en son sépulcrale de la vie de Jonathan, «The Eulogy» reprend sous la forme d’un medley emphatique et solennel les thèmes musicaux développés sur «
The Crimson Idol». Piste dispensable mais paradoxalement émouvante que l’on imagine évidemment sortant des enceintes du funérarium le jour des adieux à Jonathan, «The Eulogy» nous plonge sans mal dans un état étrange de tristesse réjouie qu’il est compliqué de décrire. "La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste" affirmait Victor
Hugo, et il avait tellement raison... Alors laissons le diamant descendre sur le vinyle pour nous faire revivre en fast-forward la vie de cet ami intime, épopée introspective à la gloire du Rock ’N’ Roll…
Les yeux mouillés, l’esprit repus, il finit son verre et se ressert.
Il porte un toast muet à Steven Edward Duren aka Blackie
Lawless, l’homme qui quitta sa condition de mortel pour se hisser au niveau des Dieux en offrant tel Prométhée, ou peut-être Gepetto, la Vie, sa vie, à un pantin. Il essaie d’imaginer le travail accompli depuis la première démo de «
Titanic Overture» dont les prémices remontent à l’époque «
Sister» (1976-1978), groupe dans lequel officiait outre Blackie les légendaires Nikki Sixx et Lizzie
Grey et songe tout à coup à cette phrase terrible d’Exley : «j’avais compris sans le vouloir, que contrairement à mon père, dont le destin avait été de vivre porté par les clameurs, le mien était de rester cantonné dans les gradins avec la foule et d’acclamer les autres. C’était mon sort, mon destin, ma fin que d’être supporter»…
Et il comprend alors lui aussi pourquoi il aime à s’inventer toutes ces histoires ; pourquoi Jonathan continue à vivre en lui et en chacun des fous suffisamment abimés par la vie pour avoir fait de la Musique ou de la Littérature autre chose qu’un simple passe-temps… Prisonnier de leurs yeux, nuits dans lesquelles se rallume éternellement la flamme, Jonathan les accompagne dans l’errance absurde qu’ils appellent leurs vies… Il cherche avec eux dans les œuvres sacrées des réponses qui ne viendront jamais mais dont ils compensent l’absence en traçant avec les étoiles d’infimes parallèles à leurs vies misérables et sans intérêt…
Le soleil se lève, déjà… Il est l’heure pour Jonathan de réintégrer son cercueil diurne. Lui, fatigué mais heureux d’avoir fleuri sa tombe, quitte pour quelques heures de repos ce lieu de culte que constitue la Nuit. Il pense déjà à la prochaine.
Repose en paix… jusqu’à ce soir, frangin.
- “
And if I scream, could anybody hear me ?”
Par souci de précision, la dernière piste du single "The Story of Jonathan part II" ne figure pas sur le picture-disc que j'ai utilisé pour cette chronique; et d'autre part la version de "The Idol" sur le picture est identique à celle de l'album, alors qu'elle est tronquée de son intro dans la version "Edit" du single. J'ai voulu préciser tout ça sur la fiche, mais apparemment c'est interdit car les autorités ont fait le ménage.
PS : j'aimerai bien lire une bio de Blackie car il est finalement très mystérieux. Celle qui était dispo sur le site du groupe (WaspNation) il y a quelques temps ne l'est plus.
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