Éminent penseur du siècle des Lumières, Emmanuel Kant avait bien décelé le pouvoir évocateur de la musique. C'est ainsi qu'il fut amené à écrire sans détour : "la musique est la langue des émotions". Quoi de plus véridique ? Dans cet univers fabuleux qu'est la musique, beaucoup d'œuvres ont déjà su me séduire par le contenu qu'elles proposaient à mes oreilles. Mais rares sont celles qui m'ont touché en plein cœur, au point même de faire couler quelques larmes, sincères et pures. "
Fiction" de
Dark Tranquillity a le privilège immense d'en faire partie. C'est pourquoi je ne peux résister à l'idée de rédiger une chronique en son honneur.
Dark Tranquillity est un groupe que l'on ne présente plus. Pionnier de la seconde vague Death
Metal - la scène Death Mélodique de Göteborg - il continue de contribuer à son rayonnement par le biais de ses productions de qualité, à une époque où le Death Mélodique des origines donne de sérieux signes d'essoufflement.
At The Gates n'est plus,
In Flames part à la dérive, et un vent de stagnation créative souffle désormais sur la planète Suède ; autant dire que la situation n'est pas rose... Pourtant, comme je l'ai dit,
Dark Tranquillity tient la barre et fait désormais figure de capitaine du navire. Ce "
Fiction" en est la preuve formelle, nous allons le voir tout de suite.
"
Fiction", c'est avant tout un concept, un concept symbolisant à la fois la dualité du monde et son unicité. La pochette est là pour en attester. En effet, même si cette dernière est d'une sobriété à toute épreuve, elle est chargée de sens et se veut être le reflet exact de ce que l'album nous propose avec les paroles et la musique. Visuellement, on assiste à l'opposition entre le blanc et le noir, renforcée par une inversion des couleurs entre le logo du groupe et le paysage en arrière-plan. On pense alors immédiatement à la symbolique du Yin et du Yang, chère à la philosophie chinoise, représentant justement la dualité et la complémentarité de toute chose. J'ajoute que le choix des couleurs n'est pas anodin. L'album est dans son ensemble assez noir à cause des atmosphères lugubres, torturées, mélancoliques qu'il crée - surprenant pour du Death Mélodique, je vous l'accorde - et à la fois blanc par la pureté des mélodies et notamment par la clarté du jeu de clavier. In fine, c'est peut-être cet album qui donne toutes ses lettres de noblesse au nom même du groupe :
Dark Tranquillity. Bien entendu, le rendu visuel de la pochette est volontairement nébuleux, flou, pour servir au mieux le concept global : le conflit lumière-obscurité, ou plus généralement le conflit intériorité-extériorité.
Car le voilà le thème central de l'album, d'un point de vue textuel : le Moi et le monde. Rédigées dans un excellent anglais et d'une maturité exemplaire, les paroles constituent incontestablement un gros point fort de l'album. Si l'on se souvient de ce que disaient les penseurs grecs de l'Antiquité, le monde est une entité finie, pleine et entière : un cosmos. Comment s'y perdre, alors ? Les paroles en fournissent une réponse : elles mettent en scène un personnage parlant de lui à la première personne, profondément perdu dans sa propre intériorité et dans son rapport au monde. Il ne distingue plus le vrai du faux, le bien du mal, la vie de la mort. Sigmund Freud, d'un point de vue psychanalytique, aurait probablement diagnostiqué en lui la manifestation prééminente de l'inconscient. Le sociologue Émile Durkheim, lui, n'aurait sans doute rien vu d'autre qu'une situation d'anomie exacerbée. C'est dire si, intellectuellement parlant, ce disque est riche.
Et la musique ? J'y viens. Eh bien, force est d'admettre que cet opus m'a aussi complètement subjugué musicalement. Pour moi, "
Fiction" est l'album de la maturité. Il est la synthèse habile de toute la discographie du groupe, preuve que celui-ci tire des leçons de chacune de ses expérimentations. Car, rappelons-le,
Dark Tranquillity fait partie de ces groupes qui aiment innover. Il en résulte une discographie extrêmement hétéroclite qui a le potentiel de réunir des fans de différentes orientations musicales. Dans "
Fiction", on peut alors retrouver avec joie toute la puissance du son de Göteborg traditionnel exposé brillamment dans "
Skydancer", "
The Gallery" ou plus récemment "
Character" ; mais aussi l'aspect plus "soft" de "
The Mind's I", "
Projector" et "
Haven" ; sans oublier le concept et les ambiances déjà mises en place avec "
Damage Done". Cocktail explosif, n'est-ce pas ? Oui, assurément. D'ailleurs, permettez-moi d'aller plus dans le détail.
"
Fiction" comporte dix titres, dix titres bien différents et pourtant quelque peu similaires ; autre occasion de montrer jusqu'à quel point cet album est cohérent dans son concept... Le principal artisan de cette similarité est clairement le clavier. Martin Brändström utilise les mêmes tonalités tout au long de l'album, ce qui donne à ce dernier une vraie homogénéité. Et pourtant, le tout est d'une richesse et d'une diversité incroyables. Grossièrement, on peut dire que "
Fiction" se décompose en deux parties : une moitié plutôt énergique, une autre plutôt calme. "
Nothing To
No One", "Terminus (
Where Death Is Most Alive)", "
Blind At
Heart", "Empty Me" et "
Focus Shift" appartiennent à la première moitié. "The Lesser
Faith", "Icipher", "
Inside The Particle Storm", "
Misery's
Crown" et "The Mundane
And The Magic" appartiennent à la deuxième moitié. Si vous observez bien la disposition des morceaux dans la tracklist, vous vous apercevrez que leur répartition a été réalisée avec plus ou moins d'intelligence, morceaux calmes et morceaux énergiques s'interpénétrant presque systématiquement. Vous vous en doutez, absolument rien n'est à jeter. Cela dit, certains morceaux se démarquent peut-être plus que d'autres : la substantifique moelle !
Il y a tout d'abord "Terminus (
Where Death Is Most Alive)", morceau de Death Mélodique classique à connotation Industrielle. Un morceau plus ou moins expérimental, donc, qui produit indéniablement son petit effet...
Vient ensuite ma chanson favorite : "
Inside The Particle Storm". Difficile de décrire avec rigueur ce que je ressens à l'écoute de cette salve émotionnelle. Les frissons m'envahissent à chaque fois et les larmes coulent, vraiment. "
Inside The Particle Storm" transcende les genres : on ne sait plus très bien s'il s'agit de Death Mélodique, de Black Atmosphérique, de
Metal Gothique ou de
Doom. Ce dont je suis sûr, en revanche, c'est que ce morceau est d'une rare beauté.
"
Misery's
Crown" ? Oui, bien sûr. Même si des passages lents pointent le bout de leur nez dans cette chanson, elle n'en demeure pas moins la seule véritable chanson midtempo de l'album. A la limite du
Metal Symphonique dans sa forme la plus conventionnelle, "
Misery's
Crown" a de quoi étonner, en bien, d'autant que la voix claire, chaude et pleine, de Mikael Stanne fait son grand retour...
Maintenant, "
Focus Shift". Pourquoi ? Parce que c'est du Death Mélodique pur jus, façon
Dark Tranquillity. Du début à la fin, ça tape, ça tape et ça tape. Le clavier est ici en retrait, laissant du même coup les guitares s'exprimer davantage, et le chant de ce cher Mikael se veut agressif mais toujours aussi irréprochable techniquement.
Enfin, il me semble judicieux de sacraliser "The Mundane
And The Magic" car ici, c'est d'un duo qu'il s'agit. Eh oui, Nell Sigland, chanteuse de
Theatre Of Tragedy, est venue apporter sa pierre à l'édifice qu'est "
Fiction". Et quel bonheur ! Sa voix douce et aérienne se fond parfaitement avec la voix grave et puissante de Mikael Stanne, histoire de jouer à fond la carte du concept... A noter que la voix claire du sieur Stanne est également présente dans ce morceau, ce qui n'est pas fondamentalement pour me déplaire.
En résumé, "
Fiction" m'apparaît comme une réelle perle. Et je ne me risquerai pas à dire que c'est une perle du Death Mélodique car c'est en réalité bien plus que cela, tellement le rendu est singulier. Du Death Industrialo-Atmosphérico-Symphonico-Gothique ? Si vous voulez... Toujours est-il que c'est un album qu'il faut ressentir et non pas un album qu'il faut tenter de ranger impérativement dans une case. L'originalité est donc le maître mot ici, ceci généreusement servi par une production à la hauteur de l'ouvrage. En outre, m'ayant complètement transporté, pour ne pas dire transfiguré, "
Fiction" mérite à mon sens la note maximale ; une note qui, j'en ai conscience, en offusquera plus d'un parmi les amateurs de Death suédois pur et dur. Car, reconnaissons-le, "
Fiction" est bien loin de la furie implacable de "
Slaughter Of The Soul" d'
At The Gates, particulièrement jouissive au demeurant. Avec cet album,
Dark Tranquillity a misé audacieusement sur autre chose. Par chance, cette mise s'avère ô combien payante.
Certainement oui, car c'est pourtant simple à comprendre : tu décris dans ta chronique The Gallery et Skydancer comme du Göteborg traditionnel et c'est inexact.
Ces deux albums sont pour l'un le point de départ, pour l'autre l'apogée du style. Et encore Skydancer, sa production étouffée et ses compositions complexes ne ressemblent pas vraiment à du Göteborg traditionnel.
C'est une simple précision historique mais ce genre d'affirmation à l'emporte pièce pourrait nuire à ta chronique par ailleurs bien écrite (même si j'ai sauté quelques paragraphes je l'avoue).
Pour le reste effectivement, si tu aimes le côté propre et consensuel dans la musique, il va être difficile de nous mettre d'accord...
Ces deux albums sont pour l'un le point de départ, pour l'autre l'apogée du style. Et encore Skydancer, sa production étouffée et ses compositions complexes ne ressemblent pas vraiment à du Göteborg traditionnel."
Ouais, disons que c'est surtout une question de terminologie... Ce que je voulais dire, c'est que "Skydancer" et "The Gallery" constituent un peu le socle du Death Mélodique Suédois. Tout ne vient pas de là , évidemment, mais ces albums ont quand même une place privilégiée dans la scène et ont certainement participé à la genèse du style. Voilà , ni plus ni moins. En fait, je crois juste qu'il ne faut pas confondre traditionnel et conventionnel. ;)
"C'est une simple précision historique mais ce genre d'affirmation à l'emporte pièce pourrait nuire à ta chronique par ailleurs bien écrite (même si j'ai sauté quelques paragraphes je l'avoue)."
O.K.
"Pour le reste effectivement, si tu aimes le côté propre et consensuel dans la musique, il va être difficile de nous mettre d'accord..."
Voilà , tout est dit. :)
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