Ces derniers temps, j'ai passé un peu de temps avec un Peintre.
Pas un gars qui barbouille le dimanche après-midi. Un mec qui, dès gamin, sans savoir vraiment pourquoi, passait des heures dans sa chambre à dessiner une fleur, encore et toujours la même fleur... Un mec qui a filé à
Paris dès sa majorité pour pouvoir crayonner au Louvre tous les matins, en enfilant l'après-midi tous les petits jobs possibles et imaginables afin de payer le loyer du minuscule studio dans lequel chaque nuit, invariablement, il peignait. Un mec qui, après deux décennies d’apprentissage, de rencontres, de vaches maigres encaissées sans sourciller, vit finalement aujourd'hui de sa passion, exposant et vendant partout dans le Monde.
Je lui demandai un jour, stupidement finalement, si ces années sans le sou n'avaient pas été trop dures, et comment il avait trouvé le courage de continuer. Il m'a alors regardé, comme si j'étais le dernier des abrutis, en m'expliquant que jamais il n'avait eu le choix. Qu'encore aujourd'hui, tous les jours, il était dans son atelier de 5h du matin jusqu'à 21h, et que, si pour une raison ou une autre, il lui était impossible de peindre dans la journée, il se trouvait mal; mal physiquement.
Je me suis tu. Ce type m'avait brusquement rappelé ce qui définit un Artiste. Ce besoin indomptable de créer, cette transe dans laquelle on rentre, ce sentiment parfois de sortir de soi, de ne plus s'appartenir, de faire des choses sans qu'on n'y puisse rien faire... Cette solitude également, avec laquelle il faut apprendre à vivre, cette existence parallèle que l'on vit dans sa tête en permanence, cette déconnexion de la sordide réalité, cette émotion à fleur de peau, cette sensibilité exacerbée. Cette vie qui, on le comprend jeune, ne sera pas comme celle des autres. Différente.
Intense. Intègre.
Et en rentrant chez moi, j'ai eu envie de me repasser ces albums qui, il y a trop longtemps, m'avaient transporté dans cette dimension supérieure en me permettant de toucher du doigt cette grâce, cet état d'esprit; disques qui tournent à tort désormais plus rarement car écoutés des centaines de fois durant mon adolescence. Les albums dits classiques, qui ne le sont pas devenus pour rien et qu'on oublie parfois un peu dans notre soif intarissable de découverte. J'ai pensé à mes héros de jeunesse, Steve Harris, Jaymz Hetfield, Ritchie Blackmore, Phil Lynott,
Angus Young,
Randy Rhoads,
Tommy Shaw. Au nombre d'heures passées sur leurs instruments. A cette volonté singulière dont ces hommes ont fait preuve. Je me suis demandé à quel prix leurs riffs avaient vu le jour.
Et puis j'ai pensé à Kai Hansen. Et j'ai sorti le vinyle bleu du premier "Keepers".
Kai. Ce type incroyable qui, après avoir donné naissance au Speed
Metal en combinant la furie de San Francisco au côté mélodique de la NWOBHM, et accouché de deux disques historiques et toujours aussi stupéfiants presque trente ans après leur sortie, décida au lieu de suivre tranquillement cette autoroute qu'il avait construite de ses mains, de prendre un énorme risque en bifurquant pour explorer une nouvelle route...
Nous sommes en 1986, et Kai trouve la tournée "
Walls of Jericho" (avec
Celtic Frost et
Grave Digger) éprouvante. Il n'est pas pleinement satisfait de ses performances vocales en live, et estime devoir choisir entre le chant et la guitare. Le 7 Juillet, il donne donc son dernier concert en tant que chanteur au complexe "Sportparadies" de Gelsenkirchen, une ville moyenne située à 20 minutes d'Essen. Sa performance y est immortalisée et deux titres issus de ce concert complètent le single "
Judas", enregistré dans la foulée en Juillet 1986 pour clore cette ère en beauté.
Helloween se met alors à la recherche de son futur frontman. Kai veut débaucher le chanteur de Tyran Pace, un certain
Ralf Scheepers, qu'il a repéré lors d'un concert commun au "One Way To Rock Festival" (Pforzheim, 31 Mai 1986), mais c'est Michael Weikath qui impose son choix :
Michael Kiske, un gamin de 18 ans, officiant dans Ill
Prophecy, groupe prometteur de Hambourg ayant sorti une démo sur laquelle figure déjà "A Little Time" et "You Always Walk Alone".
Après quelques répétitions ayant permis à
Helloween de prendre toute la mesure de l'étendue vocale impressionnante de Kiske (3 octaves et demie) et de sa capacité exceptionnelle à monter dans les aigus en restant parfaitement clair, le groupe décide d'abandonner le côté thrashy de sa musique qui avait pourtant fait son succès. Kai et Weiki commencent alors à travailler sur un double-album ambitieux, qui devra mettre l’accent sur le chant aigu de Kiske et les mélodies des twin-guitars, mais également conserver les rythmes "double-time feel" auxquels Ingo Schwichtenberg est désormais rompu. Hansen et Weikath ne savent pas encore qu'ils sont sur le point de poser les bases d'un nouveau style qui influencera plusieurs générations de musiciens : le Speed Mélodique, plus tard rebaptisé "
Power Metal" ou "Happy
Metal".
Noise International ne fait pourtant pas confiance au combo germain et refuse catégoriquement de sortir un double album, prédisant une catastrophe commerciale. Les musiciens se voient donc contraints de fractionner ce qui au départ devait être un tout, et choisissent de proposer un diptyque sur lequel les 14 morceaux (6 composés par Kai, 5 par Weiki et 3 par Kiske) semblent répartis, volontairement ou pas, en fonction de leur compositeur : ainsi le premier volet de la saga, qui ne propose d'ailleurs que 6 chansons, fait la part belle à Kai, auteur de 4 morceaux sur 6, tandis que l'album suivant réunira les œuvres de Weiki et Michael. Si la rumeur veut que les premières dissensions au sein du groupe aient pris leur origine dans cette tracklist, le choix artistique semble pourtant avec le recul cohérent et même évident.
Alors que "Keeper Of The
Seven Keys Part II", (un peu) moins accessible, oppose une facette comique et légère à un ensemble de titres plus sombres, alambiqués, voire progressifs, cette première partie reste plus linéaire, capturant le remarquable talent de songwriter de Kai. Les chansons sont fraîches, enjouées, catchy, instantanément mémorisables, et en même temps puissantes et résolument Heavy. La voix cristalline et impériale de Kiske, associée à de fabuleux leads de guitare, contraste remarquablement avec les riffs acérés des deux virtuoses emmenés par l'invincible équipe Ingo/Markus qui bastonne sans jamais faiblir en background sonore. Le meilleur des deux mondes, vous en rêviez, ils l'ont fait.
Six titres donc, qui étaient appelés à devenir légendaires, impeccablement produits par Tommy Newton et Tommy Hansen (
Pretty Maids), agrémentés d'une introduction qui vous hérisse le poil et vous met en condition, et d'une outro qui ne peut que vous enjoindre à enchaîner immédiatement avec le petit frère : de la vitesse certes (I'm Alive,
Twilight Of The Gods) mais également un up-tempo jouissif ponctué d'un break inventif (A Little Time), une ballade qui ferait fondre un iceberg sur place (
A Tale That Wasn't Right), un hit en puissance (
Future World) et une épopée de 13 minutes (
Halloween) qui vous tient en haleine jusqu'à la dernière seconde. Une preuve supplémentaire que les albums parfaits existent, contrairement à la théorie répandue sur ce site.
Pour comprendre le thème des morceaux, il faut se rappeler qu'en 1987, Kai n'a que 24 ans. Il est jeune, il est heureux, il vit un rêve éveillé. Le futur s'annonce radieux. La plupart des chansons (I'm Alive, A Little Time,
Future World) expriment donc sa fougue et son envie de vivre à cent à l'heure, le fait de croire en son Destin, à sa Bonne Étoile et d'accomplir quelque chose de Grand. L'avenir lui donnera d’ailleurs raison. Les deux têtes pensantes d’
Helloween étant complémentaires et s’opposant jusque dans l'écriture, avec une telle banane pour Kai, il est normal de retrouver Weiki largué par l’Amour de sa vie et pleurant son désespoir sur "
A Tale That Wasn't Right" [humour]. On pourrait s'attendre au vu du concept et de sa somptueuse illustration à des lyrics racontant une histoire farfelue, il n'en est rien.
Seul donne dans l'Heroic Fantasy le morceau éponyme concluant le "Part II", qui narre l'éternel combat entre le Bien et le Mal, et tant mieux car la prose n'est pas au niveau de la musique. "
Twilight Of The Gods" part quand même dans un délire fantastique, mais les mots choisis sont tellement marquants phonétiquement que leur sens en devient anecdotique. J'imagine que vous ne comprendrez pas ce que j'essaie péniblement d'exprimer jusqu'à temps que vous aussi, fassiez sursauter votre copine en gueulant, le casque sur les oreilles, "Fireflash - In The
Night - Just An Eeeeviiillll
Dream ! Holy
War - In The Sky - Nevvveeeerrr !!!"
Si les qualités des deux guitaristes et du vocaliste sont évidentes pour tous, je ne clôturerai pas ce texte sans avoir évoqué mon admiration pour le jeu de basse de Markus Großkopf, ses lignes inspirées et particulièrement mélodiques traçant leur chemin propre sans pour autant oublier d'appuyer la frappe puissante du regretté Ingo (RIP 18/05/1965 - 08/03/1995).
"Keeper Of The
Seven Keys Part I" sort le 23 Mai 1987, et balaie d'un revers de la main toute concurrence. Les principaux outsiders allemands cherchent encore à définir leur identité ("
Execution Guaranteed" / "Battalions Of Fear" ou même le très moyen "Under
Jolly Roger"), et n'ont, pour beaucoup, pas encore un bagage technique suffisant pour pouvoir rivaliser avec ce bijou de virtuosité en avance sur son temps : à l'écoute du fameux passage instrumental d'"
Halloween", on se dit qu'il fut certainement un cas d'école pour des groupes comme
Angra. Malgré la quantité hallucinante d'albums majeurs arrivée dans les bacs en cette sainte année, "Keeper" se hisse à la 104ème place du Billboard 200, rendant le groupe incontournable sur la scène internationale. Et pourtant, Kai, n'écoutant une fois de plus que son cœur, quittera le groupe au sommet de sa popularité après la tournée "Keeper II".
Certains hommes ne sont pas comme les autres.
J'aurais voulu leur ressembler.
Avec ce 2e album, la musique des citrouilles perd en agressivité et devient plus mélodique.
L'arrivée de Michael Kiske, dont la voix peut ressembler à celle de Geoff Tate par moment, n'y est pas étrangère.
Ce n'est pas mon album préféré, ni du groupe, ni du genre, mais il est culte, car il est le pilier, la naissance du Speed Mélodique.
16/20
Vous devez être membre pour pouvoir ajouter un commentaire