Fort de son premier album sorti en ce début 94, et d’une renommée qui s’affirme depuis le fameux split avec
Emperor l’année précédente, le trio de jeunes Norvégiens figure désormais en bonne place au sein de la scène black metal de Bergen, qui en cette période particulière est au centre des attentions.
La créativité d’Ivar et de Grutle apparaît débordante, certainement pas rassasiée par un
Vikingligr Veldi fort seulement de cinq morceaux. Les jeunes vikings retournent donc dès le mois de juin
1994 aux studios Grieghallen pour mettre en boîte un second album plus consistant prénommé
Frost.
La ligne de conduite d’
Enslaved ne dévie pas d’un iota: bien que très proche du noyau dur du black norvégien, le groupe affiche son indépendance au travers de son attachement à des thématiques qui n’ont rien d’occultes.
Enslaved joue du viking metal, comme il l’affiche clairement dans le livret du disque. Poussant le concept jusqu’au bout, ils s’affichent fièrement arborés de costumes vikings, côte de maille et casque vissé sur le crâne. Le chant en norvégien est bien entendu plus que jamais de rigueur.
Côté musical,
Enslaved confirme également les promesses entrevues depuis deux ans. Attaquant le disque par une relativement longue introduction instrumentale, où froid et neige viennent immédiatement s’incruster dans le paysage (
Frost), Loke vient frapper un premier grand coup de hache. Délivrant un black épique et guerrier où le talentueux Trym déroule son jeu galopant, avec les riffs tranchants relativement haut perchés d’Ivar, ce morceau témoigne comme quelques autres (le furieux Jotunblod notamment) de l’appartenance claire d’
Enslaved à la scène de Bergen d’alors, en allant jusqu'à parfois batailler sur des territoires pas si éloignés que cela de l’
Immortal de l’époque (les membres des deux formations sont d'ailleurs très proches).
Le caractère martial du metal d’
Enslaved, s'il est une constante tout au long de l’album, se présente toutefois sous différentes formes, ce qui tend à confirmer le vIsage à la fois varié et cohérent de
Frost.
Le style caractéristique d’
Enslaved prend réellement corps dans
Fenris: plus long, plus travaillé, ce morceau débute d’abord par un metal viking mid-tempo, avec toujours ce mur de riff très acérés (et très inspirés) accompagnant les hurlements rageurs de Grutle, puis s’accélère pour donner une teinte plus martiale au morceau, qui immerge de manière imparable l’auditeur dans un univers de bataille, de haches et d’épées. Un black/viking de haute volée, que l’on retrouve (peut-être un peu moins inspiré) sur Gylfaginning ou
Wotan par exemple.
Frost prend encore de l’altitude avec le magnifique
Svarte Vidder, titre composé en 92, très dépouillé de par sa structure minimaliste, et pourtant d’une force mystique considérable. Véritable travail hypnotique, la répétition de ce riff basique et lancinant, inlassablement soutenu par un chant féroce et une solide rythmique, provoquant lors des quelques breaks superbes d’émotions un effet époustouflant. Presque neuf minutes d’une atmosphère austère mais vraiment magique. L’effet est d’ailleurs renforcé grâce à l’enchaînement d’
Yggdrasil, balade semi-acoustique où la beauté rugueuse du chant norvégien renforce un peu l’authenticité de l’atmosphère, et où les touches folkloriques ne sont jamais loin. Cette bouffée d’air pur tout droit sorti des fjords, resservi sur un autre morceau aérien en final (Isoders Dronning), permet de donner encore un peu plus de relief à l’album, dont on doit reconnaître un enchaînement de morceaux particulièrement équilibré et pertinent. Son écoute en est d’autant plus plaIsante que la rudesse, voire l’austérité glaciale des parties les plus furieuses de
Frost peuvent facilement mettre en difficulté un auditeur peu rôdé à cet univers spartiate...
L’album se fait donc fort d’une identité forte, à l’atmosphère médiévale et guerrière indéniable, tout en s’appuyant sur des inspirations musicales variées, entre la vitesse du black metal, le lyrisme d’un viking metal où l’inspiration du grand
Quorthon n’est jamais loin, et les touches progressives quand guitare acoustique et claviers viennent nuancer la froideur martiale du disque. Il augure en fait parfaitement du devenir d’
Enslaved, et incarne ainsi sa véritable naissance artistique, même si
Frost reste un disque de son temps, avec ses qualités (la pureté et la vigueur d’un black metal vivace tout au long du disque), mais aussi ses limites.
La première – de taille- concerne la faiblesse du son mis à disposition d’
Enslaved. Sans doute le disque le plus mal produit de la discographie des Norvégiens, le manque de puissance des guitares ou l’écho monstrueux venant amplifier le chant étant symptomatiques des maux frappant de nombreuses production de l’époque. Pourtant, alors que cela n’est pas vraiment préjudiciable pour les groupes jouant un black metal cru et primitif, le black/viking d’
Enslaved, plus subtil et plus travaillé, souffre certainement davantage de ces faiblesses et perd de fait une partie de son impact, même si la froideur incisive qui se dégage sauve l’essentiel.
Autre léger point noir de l’album : l’emploi pas toujours opportun des claviers, dont les sons frisent par moment le kitsch, avec des interventions dispensables et peu judicieuses (comme sur la fin de
Fenris). On mettra ces maladresses sur le compte de la naïveté juvénile d’
Enslaved ; elles ne pèsent de toute façon pas bien lourd à l’heure du bilan, tant le talent des Norvégiens éclate sur le disque.
A la fois acte de naissance artistique d’
Enslaved, qui parvient à affirmer avec force son épanouissement dans un style – le viking metal – qui diverge de la mouvance norvégienne d’alors, et pour autant symbole de son attachement héréditaire à cette même scène black metal,
Frost est un disque essentiel à plus d’un titre.
Et au-delà de son importance historique, il demeure un bien bel album, notamment grâce à la force de son atmosphère glaciale, épique mais jamais dénuée de subtilité et de magie.
Le dynamisme de certains morceaux ("Gylfaginning" en est un bon exemple avec ces rythmiques qui galopent), couplé à l'ambiance viking/black ("Wotan", "Loke") donne à mon sens une belle pièce qui me réconcilie avec Enslaved. Effrené, sec comme un vent glacé, et conforme à ce à quoi je m'attendais de la première partie de la vie de ce groupe. Personnellement, la prod ne me dérange pas du tout, au contraire, elle est bien adéquate au style développé. Comme quoi, c'est toujours mieux de commencer par les débuts d'un groupe, alors que le seul disque que je connaissais d'eux m'avait laissé froid (Isa).
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