En 2017,
Meshuggah s'apprête à fêter ses trente piges. A la force intacte de leur musique, à la régularité qualitative de leur production, à la technique intacte des musiciens pour quiconque les a vus en live récemment, ce nombre de trois décennies paraît étonnant.
Meshuggah, malgré son âge et son influence écrasante (il suffit d'écouter la plupart des albums de deathcore/mathcore qui sortent pour s'en rendre compte), n'a d'une part jamais totalement déçu ses fans, de l'autre jamais montré signe de fatigue ou de laisser-aller artistique. Le quintet suédois se paye même le luxe d'évoluer de galette en galette, faisant mouvoir leur son mastodontique au fil du temps. «
Koloss », dernier opus des messieurs en excluant leur EP de 2013 «
Pitch Black », avait en
2012 marqué une certaine différence avec le son de l'album précédent, et marqué durablement ses auditeurs lorsque l'on songe aux chocs que furent les morceaux « Behind the sun » (peut-être une des compositions les plus habitées de toute l'histoire du groupe) ou « Demiurge ». Significatifs car témoins d'une nouvelle mutation du son
Meshuggah, peut-être moins rêche et claquant, mais plus rond, assourdissant, et plus sombre encore... Une mutation que l'on retrouve sur « The Violent Sheep of
Reason », sorti depuis 2016 après les quelques années d'attente réglementaires entre deux full-length des Suédois.
Lorsque la première piste « Clockworks » démarre,
Meshuggah nous attrape directement mais ce n'est pas un plaisir, tant leur son n'a certainement jamais semblé aussi fou. Polyrythmie complexe, guitares aliénantes, grasses et abrasives, à la masse écrasante, donnent l'image d'un violent tourbillon sur soi-même sans possibilité d'arrêt ou d'issue. « Monstrocity », un peu plus loin (piste 3), donnera cette même sensation de metal aux riffs cycliques et dévastateurs mais techniquement insaisissables (là est le paradoxe génial du groupe, esthètes et bourrins à la fois), en une fièvre insurmontable et hargneuse. «
Born in dissonance », premier extrait publié sur Youtube avant la sortie de l'album, participe aussi à cette folie de début d'album avec sa basse claquante, son riffing tranchant, son batteur impressionnant (faut-il répéter que Thomas Haake est un génie...Oui), ou son solo de gratte à la sensibilité dissonante et urgente. Trois morceaux d'ouverture très puissants et furieux, qui laissent la place à un « By the
Ton » plus accessible et à la cadence (relativement) plus réduite. Le morceau paraît par conséquent un peu fade au regard des pistes qui lui ont précédé : heureusement l'impression n'est que de courte durée lorsque surgissent les patterns heurtés et soli détraqués de « Stifled » ou « Nonstrum » dans la plus droite lignée de la démence pachydermique de «
Koloss ». En résumé, ceux qui écoutent pour avoir la puissance habituelle y trouveront largement leur compte durant les 58 minutes d'écoute.
Mais sur ce même point ceux qui suivent et admirent
Meshuggah pourront regretter un certain manque d'évolution palpable entre l'opus précédent et ce dernier. L'écart entre « The Violent Sheep.. » et «
Koloss » est certainement plus fin que celui qui avait séparé «
Koloss » et «
ObZen ». Le groupe a dû en avoir conscience puisqu'il dispose d'ailleurs, à plusieurs reprises dans l'album (surtout dans sa deuxième partie en fait), des touches renvoyant à des créations précédentes, comme si le groupe discutait ponctuellement avec sa propre discographie en plus de s'ouvrir bien sûr à d'autres styles (l'outro ambiant de « Stilfed »). « By the
Ton » bénéficie à mi-morceau d'un phrasé rythmique de guitare thrash (mais du thrash détraqué, maladif) qui renvoie aux tout premiers albums de
Meshuggah tels que «
Contradiction Collapes », lorsqu'il était un combo de thrash plus ou moins complexifié jusque dans le chant de Jens Kidman (qui a complètement versé dans le screamo depuis). Le morceau éponyme de l'album convoque lui, par endroits, la fureur et le son d' «
ObZen » tandis que la dernière piste, « Into decay », évoque ouvertement la période «
Nothing » du groupe... Sans faire un bilan non plus,
Meshuggah pioche dans son style comme pour rappeler tout ce qu'ils ont inventé et qu'ils restent les maîtres d'un genre dont ils sont les pères, même si, par le fait d'être copiés partout, ils ont forcément perdu un peu d'une fraîcheur que ce dernier album ne redonnera hélas pas.
Reproche peut ainsi être fait au combo de s'être « contenté » (le mot est dur) d'avoir refait du «
Koloss ». Ce serait toutefois nier que
Meshuggah semble toujours, plus que les tendances ou quoi que ce soit d'autre, avoir suivi l'état du monde. Le thrash initial a fait place à un mathcore sec et froid, puis à un son de plus en plus furieux jusqu'à devenir aujourd'hui d'une lourdeur tellurique et d'une noirceur démente : n'est-ce pas là l'expression de l'évolution de notre humanité, de la fin des années 80 jusqu'à l'angoisse violente et généralisée des années 2010 ? A l'image d'un monde toujours plus paradoxal et insaisissable, le groupe livre une musique aussi complexe qu'elle paraît brute, aussi intellectuelle qu'elle est sensitive. Entre la raison et la folie
Meshuggah n'a jamais choisi : il embrasse les deux comme si elles étaient siamoises. Combien de personnalités, parmi toutes les formes artistiques possibles et toutes les tentatives, ont réussi à saisir ce paradoxe ? Très peu, et c'est ce qui fait que les cinq Suédois sont, allons-y pour le superlatif, partie de ce que l'art a fait de plus intéressant depuis 30 ans. Hélas ce n'est « qu'un » groupe de metal extrême, alors, malgré ses innovations fondamentales et la beauté de son projet artistique, il n'aura jamais la même importance culturelle que d'autres. Tant pis, et gardons
Meshuggah pour nous, les happy few qui parmi les plaisirs de la vie comptent celui de se jeter dans une fosse de sueur, de sourires, de bienveillance et de hurlements, entre raison et folie.
Après je te rejoins sur le fait que Meshuggah ne révolutionne pas son art ( et ne le fera certainement plus jamais.
À mon sens Nostrum aurait mérité une plus grande place dans cette chronique, car c'est le morceau le plus inventif de l'album avec le jeu de batterie totalement ahurissant de Tomas Haake qui établit un nouveau standard d'inventivité polyrythmique.
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