Part I - L’exigence du concept
Arjen Lucassen n’a jamais fait les choses comme les autres. Confectionnant des œuvres spatiales, concept extrêmement ambitieux allant au plus profond du psyché humain tout en explorant souvent des mondes parallèles, il a, au gré de ses multiples projets, expérimenté les sons, les influences, les tessitures vocales et les atmosphères pour se créer un univers unique reconnaissable dès les premiers instants.
Si
Ayreon est son étalon le plus reconnu, nous ne pouvons passer à côté des deux Star One, notamment le second (l’excellent "
Beyond Twilight of the Modern Age", l’un des opus les plus sombres de la carrière du Hollandais), du très personnel
Guilt Machine ou encore de son essai en solo qui, lui, n’aura pas entièrement convaincu par son approche plus rock psychédélique et épurée.
De retour avec
Ayreon, alors qu’
Arjen avait déclaré après le stellaire "
01011001" qu’il s’agirait du dernier, le compositeur/producteur revient avec un concept plus ambitieux que jamais. Quittant les cieux et la science-fiction pour revenir à une histoire plus contemporaine et humaine (à l’instar de "
The Human Equation", qui suivait le parcours d’un homme tombé dans le coma en proie à ses propres émotions) mais traité sous un œil autant psychanalytique que scientifique,
Ayreon vient de produire son œuvre probablement la plus ambitieuse à ce jour.
S’attaquant à la fameuse « Théorie du Tout », à ce jour resté en proie à ses nombreux mystères et s’imposant comme l’exact opposé du créationnisme,
Arjen a rédigé un concept autour de personnages bien humains, ancrés dans un espace-temps inconnu mais étant face à des questions existentielles très actuelles. L’histoire de ce prodige autiste ne sera pas sans rappeler celui de "The Scarecrow" créé par Tobias Sammet pour
Avantasia, ou peut au choix évoquer l’histoire même d’
Arjen, lui-même souvent présenté comme un alchimiste un peu fou et isolé lorsqu’il compose. Ce jeune autiste justement qui va aider son père à résoudre le concept de cette théorie et devoir affronter les affres d’un rival impitoyable ainsi qu’un professeur chaleureux mais exigeant et un psychiatre inquiétant.
Bref, le concept est roi et les différents invités furent, plus que jamais, obligés de se plier à la théâtralité du projet afin de faire vivre les protagonistes. Les noms sont secondaires pour ces chanteurs qui se sont transcendés pour leur rôle respectif.
Part II - Un casting sur-mesure
Le casting est souvent l’une des choses que l’on attend le plus lorsque l’on évoque les opus d’
Ayreon. Quelle ne fut pas la surprise de voir que JB (Grand
Magnus), qui avait déjà refusé plusieurs fois, incarne cette fois-ci un professeur imposant mais plein de sensibilité. De même, Tommy Karevik apparait comme un choix judicieux et salvateur pour le Suédois récemment enrôlé dans
Kamelot pour confirmer ses talents et son caractère multi-facettes (
Arjen avoue même qu’il fut le seul à répondre dans l’heure, sans rien connaître du projet, qu’il était d’accord pour participer à l’album). Marco Hietala incarnera sans mal un personnage que l’on imagine rageur et maléfique tandis que Christina Scabbia fut choisie en tant que mère pour son image combative et agressive (très italienne selon Lucassen) qui sied à merveille au rôle protecteur qu’il décida de lui confier.
Inutile de s’appesantir sur les nombreux instrumentistes étant encore présents, entre Ed Warby,
Jordan Rudess, Troy Donockley ou Steve Hackett (ex-Genesis) qui révèlent à chaque fois les différentes influences du maestro.
Part III - Un progressisme musical extrême
Si l’on est depuis toujours habitué aux longues plages d’
Arjen, l’annonce d’un double album composé d’uniquement quatre compositions, elles-mêmes divisées en 42 parties (soit le nombre de la réponse à « La Grande
Question sur la vie, l'univers et le reste » de l'oeuvre de
Douglas Adams), il était évident que le Néerlandais entrait dans un type de composition encore plus exigeant, et qu’il deviendrait pour l’auditeur encore plus difficile de pénétrer dans l’album. C’est d’ailleurs ce dernier qui conseille de ne pas découvrir et écouter l’album dans son intégralité au début, d’y plonger progressivement sous peine d’être enseveli sous un trop-plein d’informations que l’on ne pourrait assimiler. Avec deux compositions par disque, d’une moyenne de 23 minutes, il est clair que "
The Theory of Everything" est encore plus difficile à assimiler que le dernier opus de
Beyond Twilight pour ne citer que lui. Le parallèle avec le pari de
Kalisia est alors engagé, tout en sachant que c’est Brett Caldas-Lima himself (cocorico) qui a masterisé l’album,
Arjen ayant peur de perdre son intransigeance devant une si grande complexité.
Néanmoins, il serait faux de citer l’album comme une œuvre démonstrative ou technique. Bien au contraire, il s’agit d’une musique épurée, retrouvant les influences parfois celtiques de "The
Dream Sequencer", multipliant certes les couches de claviers et les parties acoustiques mais loin de la surenchère d’un "The Sixth
Extinction" (bien que "Transformation" possède des éléments sonores très proches de "
01011001"). Les pistes vocales sont au centre de tout, et on s’aperçoit qu’
Ayreon n’a jamais été aussi cinématographique ("Side Effects", "Progressive Waves", "String Theory") même s’il retourne parfois dans le passé d’un "Flight of the Migrator" (le crucial "The Breakthrought").
Si justement l’opus se caractérise par son absence presque totale de refrain ou de mélodie répétitive (ce qui rend la découverte d’autant plus compliquée), il en découle cependant une immense cohérence, préservée par le thème de "
The Theory of Everything", revenant trois fois sur l’album avec à chaque fois des modifications sensibles (la troisième partie avec le quatuor à cordes, notamment, est sublime) afin de ne pas simplement proposer un banal refrain. Michaels Mills impressionne quant à lui pour les notes improbables qu’il parvient à décrocher (incroyable sur "The Argument 1") tandis que Marco se veut souvent très mélancolique malgré son rôle, très désenchanté afin d’offrir une vision très noire de son personnage (chacun ayant eu beaucoup de liberté sur l’interprétation).
Forcément, certaines pistes brillent également par leur complexité technique ("Surface
Tension") et si tout cet ensemble peut apparaitre très fouillis au début, voire littéralement imbuvable, les nombreuses écoutes permettent de mettre de l’ordre dans les éléments, d’y voir une certaine logique et même de trouver que tout est finalement à sa place.
C’est finalement un défi qu’
Arjen propose aujourd’hui, qu’il a lui-même réussi à surmonter en le produisant mais qu’il impose à ceux souhaitant entrer dans l’album. Ceux souhaitant une immédiateté ou une spontanéité émotionnelle ne s’y retrouveront clairement pas tant il faut de la patience, de la rigueur et même de la combativité pour pénétrer la musique. Non pas que ce soit une œuvre d’esthète ou prétentieuse mais simplement exigeante. La récompense n’en est que plus belle lorsque l’on y parvient.
Part IV – Ce que l’on en retiendra ?
Il y a fort à parier que "
The Theory of Everything" fera date plus pour sa conception que sa musique, ce qui est finalement dommage tant cette dernière regorge de qualités et évoque un travail monumental en amont. Cependant, la démarche à faire pour le comprendre en freinera inévitablement beaucoup en ces temps de consommation de masse, où les albums ont une durée de vie très réduite. Faire le tour de l’album résulte d’un défi qu’il serait probablement impossible à relever avant un certain nombre d’années.
Cette relative opacité masquera donc sensiblement la place que pourrait avoir cette œuvre dans la carrière d’
Arjen, à qui on retiendra sûrement plus volontairement "
The Human Equation", le puissant "
Victims of the Modern Age" ou le très spatial, mais finalement simple d’accès, "Flight of the Migrator" (ou dans une moindre mesure "
Into the Electric Castle"). Il faut prendre ce disque presque comme un spectacle, une fresque qui se déroulerait devant nos yeux. Ses défauts seront également ses qualités aux yeux des uns ou des autres.
Les derniers mots reviendront donc directement au fou furieux investigateur de cet ovni dans le paysage musical actuel : « S’il vous plait, laissez-lui sa chance, ne le jugez pas trop hâtivement. Revenez-y plusieurs fois, en plusieurs sessions. Après ces quelques efforts seulement, jugez de sa qualité, mais pas la première fois. C’est tout ce que je peux vous demander, mes amis ».
Quelques moments moins réussis ; ils sont peu nombreux ce qui est particulièrement rare pour un album de cette longueur et de cette densité. Le reste - 95
e l’œuvre - est sublime !
L'ensemble s'appréhende en 5 à 6 écoutes et se maitrise avec une écoute quasi quotidienne d'au moins une des quatre pièces.
Des instrumentaux superbement intégrés, des chansons à tomber : "Alive!", "The parting", "Diagnosis", "Mirror of dreams", "Transformation", "Potential", " ou encore "The lighthouse". Que du bonheur ! J'aurais pu en rajouter encore quelques unes... Les moments forts sont très nombreux.
2 ou 3 regrets liés à la structure de l'album. Des chansons auraient mérité un traitement bien plus long tant elles sont géniales et, a contrario, il y a quelques longueurs de ci, de là... Rien de méchant, loin de là ! L'envie d'y revenir est irrépressible ! :)
Les chanteurs ? Magnifiques !! En première place, Tommy Karevik extraordinaire d'émotions. Marco Hietala est surprenant et montre un joli talent que l'on pouvait deviner avec Nightwish et qui se manifeste avec éclat, ici. Petit bémol au sujet de Mickael Mills pourtant tant plébiscité : je trouve qu'il alterne le très bon (plutôt peu souvent) avec le quelconque, quand ce n'est pas de l'irritant. Peu d'émotion à cause d'une voix trop mielleuse et un surjeu qui le dessert (alors qu'il sert les autres chanteurs).
Un album que tout progueux se doit de posséder et qui, je le suppose, ressortira régulièrement de l'étagère pendant longtemps !
EDIT du 26/12/2013 : Je viens de lire le commentaire de "MightyFireLord" que je remercie pour sa référence. Totalement d'accord avec lui concernant Beyond Twilight et leur 2 derniers albums. "For the Love of Art and the Making" me laisse de marbre (voire m'horripile) malgré son format avec pistes très courtes alors que je ressors régulièrement et avec délectation "Section X". J'y vois un vrai problème de clarté de la démarche qui a considérablement nui à l'inspiration.
Lors de mes premières écoutes j'ai été très déçu. Je trouvais l'ensemble peu immersif avec ces pistes qui changent toutes les 2 minutes voire moins. Et en plus je me suis senti à plusieurs reprises extrêmement frustré, car comme le dit Albireo juste avant moi il y a des chansons superbes qui auraient clairement mérité d'être développées sur 5 ou 6 minutes plutôt que 90 secondes... Je rageais intérieurement !
Mais depuis je l'ai réécouté, par contre à chaque fois en entier (quelles qu'en soient les consignes d'Arjen, je déteste écouter un album juste "en partie", surtout quand il s'agit d'un concept album), et finalement je m'y fais. J'arrive mieux à m'imprégner de l'univers de cet album malgré les changements fréquents de pistes (je suis totalement hermétique à "For the Love of Art and the Making", désolé mais je préfère "Section X" plus traditionnel dans son format haha), et puis bon il faut dire qu'il y a du beau monde, du beau monde dont j'adore les voix.
En tête Marco Hietala (qui d'ailleurs n'a pas attendu les quelques paroles qui lui sont confiées dans Nightwish pour montrer ce qu'il savait faire, cf les albums de Tarot où il nous gratifie de superbes duels vocaux avec son compère Tomi Salmela) et JB de Grand Magus. Et puis Tommy Karkevik et Cristina Scabbia dont j'aime beaucoup aussi les voix.
Bref, ça vient, je ne sais pas encore si il va surpasser "The Human Equation" qui est mon favori d'Ayreon... Il me faudra du temps (beaucoup) et énormément d'écoutes pour pouvoir me prononcer là dessus, mais c'est certain que cet album est excellent, ça valait le coup d'attendre.
Ah et au fait, merci pour la chronique ;)
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