L'infini à la portée des caniches (Louis-Ferdinand Céline) / Mille-seuils
« All art is quite useless. » déclare Oscar Wilde dans la préface au
Portrait de
Dorian Gray. Il confirme d'une voix triomphante un mouvement qui naît dès le milieu du XIXème siècle : la primauté de l'artiste, qui a la possibilité de créer des objets inutiles, des œuvres d'art qui se valent par elles-mêmes, tandis que l'artisan est piégé par sa condition, obligé de créer des objets qui doivent avoir une utilité, qui doivent satisfaire le désir d'un client. L'artiste est, selon Wilde, un être qui a une totale maîtrise de son œuvre, qui peut créer un objet que l'on peut réellement qualifier de beau, au sens fort du terme. Art for art sake, ou l'Art pour l'art.
Tout semblait aller pour le mieux... Mais voilà que passent le XXème siècle et tous les artistes qui vont ébranler cette fameuse « maîtrise totale ». Les innovations, qu'elles soient techniques ou scientifiques (avec la psychanalyse, entre autres), puis plus tard la Première Guerre mondiale, vont révéler de nouvelles dimensions insoupçonnées chez l'homme – un monde fait d'inconnu. André Breton, en définissant le surréalisme, déclare que l'on doit abandonner « tout contrôle exercé par la raison » (premier Manifeste du surréalisme). L'art n'est plus recherche de la beauté parfaite : il est chaos, magma. Cette pensée perdure encore aujourd'hui : feu Merce Cunningham disait de la danse qu'elle était comparable au fait de changer perpétuellement de chaînes à la télévision.
Faire la bête (Antonin Artaud) / Tout est vin.
Le breakcore, aujourd'hui, illustre parfaitement cette pensée du chaos dans la musique. Sous-genre de la musique électronique encore (trop) peu reconnu, il s'illustre par une utilisation de breaks, d'où le nom, d'éléments bruitistes et de très nombreux samples. Tous les repères traditionnels se trouvent bousculés, d'où une critique commune consistant à dire que c'est fait de façon hasardeuse, que ce n'est même plus de la musique – un grand n'importe quoi en somme. Prenons l'exemple de
Venetian Snares, un des plus grands représentants du genre : dans Songs About My Cats – ne cherchez pas de metal chez lui : vous seriez forcément déçus ; mais jetez-y une oreille tout de même –, les rythmes partent dans tous les sens, on est presque dans le non musical. Cependant, nous devons revoir notre façon d'aborder le disque : Aaron Funk (le créateur du groupe), semble nous inviter à voir le monde à travers les yeux d'un chat, d'où le revirement rythmique. De la même manière, mais dans un style radicalement différent,
Igorrr renouvelle notre expérience de la musique et nous pousse à saisir tant un rythme spécial qu'un concept qui va être développé tout au long de l'album.
En 2006, il sort un CD qui va faire date dans sa carrière :
Poisson Soluble. Un bien étrange titre pour un bien étrange disque... Ce que nous remarquons immédiatement, et qui détermine déjà un choix esthétique, est que ce titre reprend mot pour mot le titre d'une œuvre poétique majeure d'André Breton, dont nous avons parlé plus haut. Cela peut apporter plusieurs conséquences. Tout d'abord, on constate la logique de l'emprunt (et non pas du plagiat) : tout comme il reprend ce titre, nous pouvons déjà penser qu'il s'inspirera d'esthétiques différentes ou d’œuvres plus ou moins majeures pour jouer avec elles. Nous remarquons aussi une influence visiblement avouée du surréalisme : par ce
Poisson Soluble,
Igorrr semblerait nous indiquer que nous sommes face à une œuvre qui demande une libération de la pensée – abandonner toute rationalité... Comme le poisson erre dans les cours d'eau, l'auditeur devra accepter d'errer dans une musique énigmatique, à la limite de l'incohérence.
On n'y voit rien (Daniel Arasse) / Déca-dent.
Regardons attentivement la pochette du disque, réalisée par Mioshe, un artiste qui s'inspire lui aussi du surréalisme (voyez ma chronique de
Nostril si vous voulez un peu plus de détails à son sujet). La première chose qui nous frappe, c'est cette étrange bouillie corporelle : des rides, des poils, des plis de peaux informes... On y distinguera par endroits des nez et peut-être un visage. De cette bouillie se détache un pied monstrueux possédant six orteils, vomi par un visage qui se trouve sur la gauche, regardant le spectateur. Le nom de l'artiste est gravé à même la chair.
Igorrr met en scène le corps en souffrance, le corps sans organe.
Deuxième aspect intéressant, c'est l'utilisation de la mise en abyme : Mioshe nous présente une peinture dans une peinture, ce que l'on peut constater par la présence d'un cadre doré chargé de motifs floraux ; le nom de l'album est écrit sur un cartouche au bas du cadre. Ce contraste entre le cadre magnifique et le sujet représenté, à la fois comique, grotesque et dégoûtant, déroute le spectateur, déroute amplifiée par l'utilisation de cette mise en abyme. Par ailleurs, dans la partie supérieure du tableau, légèrement à droite (mais il vous faudra regarder de près), nous pouvons voir un deuxième œil qui regarde le spectateur. Nous saisissons à quel point les frontières entre l'art et le réel sont brisées pour être remises en question.
Je veux ma bouillie (Samuel Beckett) / Mais délicat.
Igorrr tient à nous faire vivre une expérience délicieuse.
Poisson Soluble fera appel à votre goût, dans tous les sens du terme, et vous fera vivre un moment de synesthésie. Observons les titres du CD : « Petit Prélude Périmé », « Tartine de Contrebasse », « Pizza aux Narines », « Sorbet aux Ongles »... suis-je le seul à penser à un menu parfaitement organisé ? Et n'oublions pas la « baguette, s'il-vous-plaît », que l'on peut entendre dans « Dieu Est-Il un Être ? » ! De là à imaginer que le
Poisson Soluble puisse faire office de plat, il n'y a qu'un pas...
Grâce aux samples,
Igorrr réussit à créer perpétuellement un effet de surprise, une énergie qui relance l'attention de l'auditeur : celui-ci ne se sentira pas perdu dans une bouillie informe. Dans le « Petit Prélude Périmé », il mélange un extrait d'une œuvre de Bach jouée au clavecin avec un sample de batterie provenant d'un morceau de
Morbid Angel ; le rencontre entre les deux univers est très étonnante mais, curieusement, se déroule très bien, comme si le compositeur baroque et le groupe de death metal étaient faits pour se rencontrer. « Mastication Numérique » adopte un ton très festif : l'accordéon est passé au mixeur – au remixeur – avec des breaks rapides et rythmés puis laisse place à un grunt très profond et guttural accompagné d'une musique se rapprochant plus du death metal. De la fête populaire, on passe au moment de pogo. Bref, agitation totale dans les deux cas.
Gautier Serre ne manque pas de jouer sur le contraste et le décalage, permettant des moments beaucoup plus humoristiques. Il nous suffirait, par exemple, de parler du morceau « Sueur de Caniche » – rien que le titre nous met la puce à l'oreille – qui ne dure qu'une trentaine de secondes seulement. Ce morceau s'annonce comme étant une blague dans l'album, presque une fumisterie, d'autant plus que nous n'y trouvons que quelques notes au synthé, et encore, d'une qualité sonore franchement médiocre.
Igorrr déclare à propos de « Sueur de Caniche » qu'il voulait en faire un morceau inutile ; démarche honnête, mais qui peut paradoxalement laisser un sentiment de frustration chez l'auditeur : on aura vite l'impression qu'il est en trop et peu important dans la démarche de l'album, comme une sorte d'os surnuméraire. « Pizza aux Narines » joue aussi sur les effets comiques :
Igorrr passe à la moulinette tant la musique orientale que le metal ou le Toccata & Fugue de Beethoven ; il nous fait même profiter d'une réplique totalement absurde : « je suis dans la salle de bain, et je me brosse les sourcils » – si vous voulez connaître la propre voix de l'artiste, vous en avez ici l'occasion...
Bouillie, inconstance, vitesse, certes, mais
Igorrr laisse à l'auditeur quelques moments de pause. Nous le remarquons surtout grâce à deux titres. Tout d'abord « Dixit
Dominus » qui reprend, tout en la torturant, la composition éponyme de Georg Friedrich Haendel – surtout vers la fin. Le morceau a un côté atmosphérique donnant l'occasion de reprendre une bouffée d'oxygène ; d'ailleurs, la longueur du morceau, qui est d'environ six minutes, nous laisse le temps d'apprécier ce moment de calme. Ensuite lors de « Sorbet aux Ongles », titre qui, malgré la vitesse des breaks, a un tempo en réalité assez lent : la guitare joue sur un effet de répétition qui pourrait presque bercer l'auditeur, l'espace de cinq minutes. Cet étrange Sorbet nous fait vivre un moment de fraîcheur, notamment grâce à son aspect atmosphérique et paisible.
Enfin, nous noterons, malgré le désordre apparent, une vive intelligence qui anime l’œuvre.
Poisson Soluble emploie des références par dizaines mais ne tombe jamais dans le cliché, le convenu. Prenons l'exemple de « Dieu Est-Il un Être ? », titre qui allie un clavecin aux notes sévères avec un extrait de la Recherche de la fécalité d'Antonin Artaud – comme pour
Venetian Snares, jetez-y une oreille. Il est assez fréquent de mettre des extraits de ses œuvres radiophoniques où il laisse éclater sa folie pour donner une dimension glauque ou effrayante dans un album (je pense à ce que fait
Peste Noire dans Folkfuck Folie) : certes, cela reste cohérent avec l'ambiance globale de l'album ; mais est-il vraiment intéressant de résumer Artaud à sa folie ? Or, dans
Poisson Soluble, cet extrait est utilisé avec brio : dans la Recherche de la fécalité, Artaud dénonce l'illusion de l'homme qui s'obstine à croire en un idéal métaphysique et explique que, en l'absence de Dieu, c'est la basse matérialité, la « merde » (je cite...), le chaos, qui fascine ; n'est-ce pas ce que met en valeur
Igorrr lui-même avec ce désir de créer une bouillie musicale ?
Conclusion / Qu'est-ce qui dessert ?
Vous l'aurez sûrement compris, je ne peux pas donner une mauvaise note à
Poisson Soluble. Jamais grossier dans l'emploi des références, il nous surprend sans cesse ; certes, on dira que l'album est extrêmement court – vingt-six minutes –, mais il s'agit avant tout d'une démo, ce qui explique sa durée. D'ailleurs, peu d'artistes réussissent à créer une œuvre aussi cohérente, succulente, lors d'une première tentative. On reprochera à « Sueur de Caniche » d'être anecdotique dans l'album : je le concède, mais il est tellement court qu'il n'aura pas le temps de vous lasser et c'est bien le seul titre que l'on pourra qualifier de passable.
Mais, me direz-vous, pourquoi ne pas mettre, devant tant d'éloges de ma part, un vingt sur vingt à cet album ? Une raison simple à cela : les morceaux sont tous très bons, faits avec intelligence, mais il manque encore ce quelque chose - un grain de folie ? - qui les rendrait absolument exceptionnels.
Malgré tout,
Poisson Soluble est un voyage, une magnifique errance : vous serez emportés tant dans la musique classique que dans le metal, le jazz, la musique orientale.
Poisson Soluble se délecte, se savoure comme un plat raffiné et que l'on ne regrettera pas d'écouter à nouveau.
Poisson Soluble est un pavé dans la mare de la musique et laisse déjà entrevoir tout le potentiel de ce génie qu'est Gautier Serre.
« Merdre ! » Ubu-roi, Alfred Jarry.
- Jordanli.
Amusez-vous bien ! :p
Vous devez être membre pour pouvoir ajouter un commentaire