Baser sa carrière sur le principe d’ipséité n’a jamais été le maitre mot de
Dark Fortress. Trônant sur le siège noir et maléfique d’une scène black métal allemande qui semble divulguer avec de plus en plus de vigueur et de haine son message de noirceur musicale, l’entité fantomatique qu’est
Dark Fortress continue, avec le temps, de s’évertuer à créer un paysage musical anticonformiste et dérangeant. L’appel de la rébellion de l’ombre, débutée il y a plus de quinze ans, poursuit sa marche occulte dans la profondeur d’un métal résolument noir et sombre, créant le sentier d’une vision cauchemardesque et misérablement humaine. Un sentier particulier et suicidaire, que l’on rapprocherait volontairement des âmes visionnaires de Mahyem, d’
Abigor, de
Shining ou de
Secrets of the
Moon pour cette envie ancrée de repousser les limites des atmosphères, pourfendre les émotions humaines afin de rendre l’air ambiant glauque et emplie de pourriture, irrespirable.
Un changement esthétique était apparu avec "
Eidolon", voyant l’arrivée de Morean au poste de vocaliste, et inculqué une plus grande aura diabolique dans une musique certes originale mais encore emprunte de quelques conventions inhérentes au black métal. Des conventions qui désormais volent en éclats à l’aube d’une nouvelle décennie et d’un sixième opus proprement extraordinaire répondant au patronyme de "
Ylem". Transfigurant son expression originelle,
Dark Fortress, aidé de son nouveau joyau ténébreux en la présence d’un Morean aujourd’hui complètement intégré à la formation, délaissant son poste de simple exécutant, tapisse une vision nouvelle d’un art black métal que l’on n’avait pas entendu aussi inspiré depuis des années.
Rejetant toutes les bases préétablis en matière de composition, "
Ylem" déploie une personnalité unique rédigée en onze actes, chaque composition déployant une âme propre et indépendante, formant le maillon d’une chaine indissociable des autres chapitres de cette œuvre dédiée à une nouvelle forme de noirceur.
Une forte dimension progressive, absente des épisodes précédents, prends l’auditeur à la gorge, des atmosphères aussi grandioses que mortuaires tissent une horreur de l’autre, une mélancolie scarificatrice s’entrechoque à une violence démoniaque, une lourdeur doom alimente une œuvre approchant parfois au domaine religieux. Incroyablement dissonants et hypnotiques, les riffs se veulent le reflet d’une âme en perdition, le chant vociféré de Morean l’incarnation de sa chute tandis que la grandeur des atmosphères devient paradoxalement l’image de l’intime de soi. Quand l’extravagant se fait introverti…
Ce sentiment est particulièrement perceptible lorsque l’on pénètre l’ambiance brumeuse d’"Osiris", lourde et poisseuse. Les riffs hypnotisent, des percussions presque subliminales apportent une sensation de contrôle, de propagande dédiée au malin. La base rythmique, martiale et aliénante, suit des vocaux uniques, écorchés mais parfaitement compréhensibles, bestiaux mais gardant une tranche d’humanité déchue, tel un démon ne reniant pas totalement son statut angélique.
Particulièrement développées et longues, les compositions se complaisent à s’écarter des thèmes récurrents, en résultant des morceaux souvent longs et tortueux. Le phénoménal titre d’ouverture éponyme le dévoile, égorgeant et tranchant les sens dès la première seconde de cette intro monstrueusement technique au tapping, précédent un blast furieux et brutal et des hurlements purement aliénants. La mélodie au tapping, nous plongeant dans un univers profondément torturé, schizophrénique et sophistiqué, sert de toile de fond à l’ensemble du titre où l’inspiration nous noie dans les méandres d’un univers fascinant de par sa noirceur et malsaine. Un énorme travail atmosphérique, rappelant parfois
Opeth ou
Katatonia laisse planer une dimension parfois incantatoire et spirituel, notre âme devenant esclave de Morean, dont la performance en tout point exceptionnelle résonnera probablement pour longtemps dans la discographie des allemands.
Car "
Ylem" transforme un black métal en une créature hybride qui n’en est plus réellement, transcendant les étiquettes et les styles pour devenir une expérience de soixante dix minutes, qui attirera probablement les controverses de par son inspiration si rare et précieuse, et sa démarche réellement avant-gardiste.
"
Evenfall", partant d’un riff doom pesant et écrasant, à l’instar d’un
Candlemass, subjugue par son vocaliste simplement prodigieux. Sur cet atmosphère malsaine et pesante, se dresse un chant écorché, démoniaque et supérieur, quasi mystique lorsqu’il se fait chuchoter (les images de créatures difformes et malsaines se greffent à l’esprit et à l’imagination). Et lorsque les riffs se font dissonants et que les notes perdurent dans le temps, c’est pour accueillir un chant au bord du gouffre, proche de la folie avant ce refrain…clair, plaintif, rauque, liturgique et absolument magnifique de beauté noire, terrifiant de souffrance…avant une fin prenant la forme d’une boucle infinie, une chute sur soi-même (les nombreuses descentes de toms attestant ce sentiment).
Principal compositeur, Asvargr est parvenu à conférer une force incroyable à son propos. On citera le désespéré "Redivider", aux chœurs presque gothiques mais aux vocaux vomis, respirant toute la pourriture du monde, égale à une sensation de déchéance humaine complète, de rejet d’autrui et de solitude suicidaire. Une solitude prenant sa forme la plus ultime sur l’impressionnant "The Valley", à l’entame répétitive et hypnotique, se répétant inlassablement dans le temps et parfaitement mise en valeur par la production aussi claire que sale, puissante que tranchante. Puis cette voix, cette âme hurlant à la mort de manière si froide et inhumaine sur ce rythme lent et solennel. Une ambiance progressive et ambiante sur des vocaux torturés à l’extrême, arrachés à Morean dans la souffrance et le sang, déchirant et tétanisant.
Dark Fortress retrouve parfois, sporadiquement, des bribes d’un black métal plus rapide et vindicatif sur "
Nemesis" et "
Satan Bled", dont la rupture mélodique du refrain n’est pas sans évoquer leurs confrères de sang de
Secrets of the
Moon, aux vocaux prenant la forme métaphorique d’un enfer interne et invivable.
De nombreux arpèges acoustiques et solos parsèment l’album, comme autant de lueurs aussi inavouables et inestimables car trop spectrales, notamment sur "Hirundineans" et son feeling suicidaire proche de
Shining aux rires évocateurs d’une bête riant de sa propre condition, et au solo emplie de négativisme pervers et cynique, tortueux et presque blues dans l’approche.
Puis la fin, la chute définitive, le couperet, le rideau…prenant la forme d’un aussi inattendu que chimérique "
Wraith", laissant loin derrière, brulés par les flammes de la normalité, les autres acteurs du black métal actuel. "
Wraith" sonne le glas d’un monde sans espoir, mais ôte également toute brutalité de son expression, se fait fascinant par sa complète interprétation en chant clair, façonnée par des riffs lents et doom et faisant planer un malaise palpable et poisseux. Le chant de Morean en devient hallucinant, morbide, laissant éclater sa technique extraordinaire, passant d’un clair vaporeux à des aigu insoupçonnées et excentriques, sentant la fin, sombrant de plus en plus profondément dans la mélancolie…irrésistiblement…
Comme le laisse présager sa pochette, "
Ylem" est un voyage, une entrée dans un labyrinthe, un dédale de noirceur, de violence, d’inhumanité parfois humaine, de poisse et de mélancolie dont l’approche religieuse n’en est que plus dérangeante. Une œuvre complète, rare, passionnée et majeure, réalisée par des musiciens au sommet de leur art et au-delà de toutes appellations…un voyage occulte dans lequel on entre tous égaux…mais dont on ne sait jamais si l’on ressortira…ni comment…
Tes chroniques sont trop..."littéraires" et ne vont peut être pas assez l'essentiel.
Je la trouve tout de même agréable mais elle risque de ne pas être lue en entier par tout le monde...
A part ça, cette album m'a vraiment plu et le rapprochement avec Opeth m'est venu aussi.
Par contre lorsque, en parlant de Wraith, tu dis "Le chant de Morean en devient hallucinant, morbide"... je crois (mais c'est à vérifier) que tu te trompe.
En effet dans le livret il est écrit "Vocals on Wraith by Mortal"... Mais bon cela concerne peut être juste les voix additionnelles.
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