Le débat est vieux comme le monde.
Comment un artiste doit-il s’y prendre pour passer après une œuvre qualifiée de maitresse ? Comment doit-il envisager un avenir après la création qui lui a fait prendre son essor ou confirmer sa supériorité ? Certains diront que la sécurité serait de continuer à avancer dans une optique similaire afin de personnalité et agrémenter de nouveaux éléments pour le faire (re)vivre. Les plus extrêmes iront jusqu’à dire qu’un artiste se doit de repousser ses propres limites afin de se réinventer, encore et toujours, et que c’est dans cette recherche intime de renouvellement qu’il empêchera la répétition d’une idée. Que le meilleur moyen de faire suite à un chef d’œuvre est de proposer quelque chose de totalement différent, pour qu’une comparaison devienne impossible.
Leprous, pour son troisième album, n’a pas été jusque-là mais la démarche s’en rapproche singulièrement. Les jeunes norvégiens, musiciens de sessions d’
Ihsahn, géniaux techniciens tous diplômés de prestigieuses écoles de musicologie, et géniteurs d’une musique progressive posant les bases du metal de demain et d’une âme unique identifiable entre mille, dont certaines influences sont audibles mais mêlés à une personnalité si forte et si rare pour des musiciens si jeune qu’elle en devient magique.
"
Tall Poppy Syndrome" était encore resté anecdotique (malgré quelques perles comme "
Dare You", "
Phantom Pain" ou l’immense "Not Even a Name"), "
Bilateral" a propulsé le groupe dans la lumière, lui permettant de tourner en tête d’affiche et de gagner un succès d’estime très important. A la fois technique, très inventif et original, aussi bizarre que jouissif, malsain que diaboliquement cohérent dans ses multiples phases progressives, ce second album a révélé un talent massif et en devenir. Forcément, le troisième album serait celui de la consécration ou ne serait pas. Et
Leprous de nous offrir la surprise d’oser prendre tout le monde à contrepied, de prendre le risque de nous perdre et de nous dérouter…avec un talent frisant l’hystérie et l’ostentatoire, pour peu que ces jeunes musiciens ne seraient pas pétris de modestie.
"
Coal", de son nom, s’oppose presque diamétralement à "
Bilateral" du début à la fin. A l’instar de son artwork, très sombre et sobre à l’inverse de celui de l’opus précédent coloré et extravagant, ce troisième essai se veut à l’image de son visuel. Sobre, dépouillé, sensible, à fleur de peau, modeste, beau, intense…très intense…
Mais l’intensité, cette fois-ci, ne se trouvera pas dans l’originalité des sonorités de claviers d’un "Forced Entry" ou dans les délires d’un "Waste of Air" mais plutôt dans la pureté infinie, presque palpable et à pleurer d’un "The Cloak" ou la violence déchirante d’un incroyable "Contaminate Me" (
Ihsahn, encore une fois, est de la partie). Ou encore dans la mélancolie exacerbée d’un "
Echo" triste à vous en coller des frissons pour des heures…ou cette syncope désincarnée et complètement géniale parsemant "The Valley". "
Coal", ou la maitrise d’un art que
Leprous conçoit pas à pas.
"The Cloak", notamment, déjà illustré par un superbe clip, représente parfaitement la direction prise par les norvégiens. Très posé, très sobre, basé autour d’une mélodie acoustique pure et surtout de la voix absolue d’Einar Solberg, atteignant des notes qu’il n’avait encore jamais côtoyée. Justement, cette maitrise encore imparfaite, laissant pointer une évidente fragilité, offre une dimension émotionnelle immense à la composition, qui monte très doucement en puissance par l’arrivée successive d’une descente de toms puis celle du riff se faisant de plus en plus insistant. Mais alors qu’on pourrait s’attendre à des élucubrations fantaisistes par la suite,
Leprous tisse plutôt une ambiance entièrement empreinte de tristesse et de poésie, sans exubérance, sans surplus, en restant dans le cœur même de son sujet. Un cœur plus simple et maitrisé, beaucoup plus dur et fort également, à l’instar de l’introduction très massive de "Foe", à la batterie, laissant éclater la personnalité unique du groupe concernant ces chœurs si particuliers (quelle voix ce Einar !) et le placement des riffs, entre mélodie et syncope, technique et simplicité puis une alternance vocale très importante, du fait que chacun puisse prendre le micro à un moment ou un autre. L’aspect progressif est constant mais jamais synonyme de démonstration, tant le déroulement semble logique et naturel.
Les compositions sont malgré tout souvent longues, imbibées d’ambiances riches et majoritairement très froides, mélancoliques, voir déprimantes. "The Valley", aux nappes de claviers hivernales, se récite comme une douce litanie pleine de douceur, de confession et de tristesse. La voix d’Einar est incroyable d’émotion, très claire, abandonnant presque complètement les passages hurlés pour paradoxalement noircir au maximum l’ambiance. Les guitares d’Oystein Landsverk et
Tor Suhrke s’offrent un riff syncopé délicieusement désincarné mais à aucun moment moderne ou simpliste, dévoilant un message sonore très rare dans cet exercice, presque malfaisant et complètement déroutant, avant qu’une ligne de basse fabuleuse n’escorte littéralement les plaintes lointaines et angéliques d’un Einar en perdition. L’émotion se fait de plus en plus palpable et forte tout au long des neuf minutes, atteignant un lyrisme immense à la fin. Et que des dires de ces lignes vocales encore plus troublantes, belles à en devenir fou et si tourmentées d’"
Echo", que l’on croirait sortir du plus profond d’âmes fantômes en peine ?
Ihsahn, à qui
Leprous doit incontestablement beaucoup pour l’exposition qu’il a apportée au groupe, est une fois de plus présent mais montre une intégration plus artistique qu’un simple guest (il l’était déjà sur "Thorn"). Il apparait premièrement sur "Chronic", probablement la seule composition formant réellement le lien avec l’opus précédent.
Plus mouvante, autour d’une mélodie de piano remuante et surtout d’éruptions de violence amenant des riffs très lourds ainsi que les quelques growls qu’Einar souhaitera soutirer dans sa mélancolie ambiante.
Plus flamboyante et légèrement expansive, la chanson se pare d’un solo des plus tordus avant qu’
Ihsahn n’intervienne pour rendre l’ensemble encore plus complexe et chargé dans l’espace sonore, retrouvant une extrême complexité d’exécution tout autant qu’une impression de grandiloquence qui ne sera clairement pas le maitre mot de "
Coal". Mais surtout,
Ihsahn est au centre, presque unique chanteur, du final "Contaminate Me", fermant l’album dans l’ambiance la plus noire et extrême que
Leprous n’ait jamais eu. Dès le début, ouverture saccadé entre un riff impérial et un roulement de toms ultime, le spectre sonore se couvre de nombreux arrangements et il est évident que l’intensité dramatique a grimpé de plusieurs crans. Einar chante de sa voix claire la plus puissante, bientôt rejoint par un
Ihsahn écorché et souffrant, crachant sa haine et son rejet avec une abnégation bestiale digne de ses deux derniers opus (le titre n’aurait d’ailleurs pas dépareillé sur "Eremita"). L’agressivité monte de plus en plus, la double pédale devient écrasante au possible, les riffs s’épaississent et
Ihsahn continu d’hurler, à peine repris par la théâtralité d’Einar qui se fend également d’envolées bien plus rageuses. Tobias Andersen réalise une performance effarante à la batterie, partant en parfaite roue libre…avant le calme…aussi salvateur qu’annonciateur du chaos. D’un chaos que l’on trouvait déjà sur "The Grave", où
Leprous incorpore également des sonorités jazz que
Shining fit exploser sur son désormais culte "Blackjazz". Tout devient plus lent, déséquilibré, maladif, excessif…
Ihsahn hurle, il est à bout de nerfs et à vif…les violons continuent de pleurer leur litanie de pleurs…et le norvégien crie ce "Contaminate Me" jusqu’à la mort dans le malaise assourdissant d’une chute inexorable et icarienne vers les limbes du désespoir.
"
Coal" s’éteint…déjà…mais c’est le souffle des grands et sans un certain combat que nous en venons à bout car le périple fut épuisant. Et pourtant si salvateur et revigorant, symptomatique du bonheur de vivre une expérience hors normes et dépassant les cadres établis.
Leprous a repoussé ses limites, en osant aller où on ne l’attendait absolument pas afin de montrer au monde l’un des très grands albums de metal progressif de ces dernières années. Une voie désormais royale se trace face à lui…
Excellente chronique encore une fois. Je prend toujours un tres grand plaisir a te lire Eter :)
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