A moins que vous ne soyez un expert en géographie ou un historien spécialisé du communisme, il est probable que vous ne connaissiez pas grand-chose sur le Kirghizistan. Pays d’Asie Centrale sur la fameuse route de la soie, ancien membre du bloc soviétique formé par l’URSS, cet état montagneux principalement agricole est aujourd’hui la cible des influences et des investissements chinois et russes de par sa position géopolitique stratégique. Et, accessoirement, il est aussi reconnu par les fans de metal grâce à un groupe atypique qui arbore fièrement son identité et sa culture nationales aux oreilles et aux yeux du monde entier, j’ai nommé
Darkestrah !
Le quintette kirghize, installé en Allemagne depuis le début des années 2000, a effectivement acquis une certaine notoriété grâce à un style personnel mêlant black metal épique et folklore centre-asiatique, utilisant de nombreux instruments traditionnels tels le komuz, le chopo choor ou le sybyzgy : en 2008 surtout, l’album
The Great Silk Road a rencontré un succès important, permettant au groupe de signer chez
Osmose Production et de bénéficier d’une promotion plus conséquente. C’est donc un groupe bien établi et attendu au tournant qui sort désormais son sixième album, toujours sur le label français, creusant un sillon encore plus épique, plus contemplatif que réellement violent. La musique de
Darkestrah est très évocatrice et naturaliste, renvoyant volontiers à
Drudkh, avec ces longues plages atmosphériques se mariant à merveille aux passages folkloriques et autres samples évoquant la culture kirghize qui font en grande partie son identité sonore.
Comme son nom l’indique,
Journey Through Blue Nothingness est une invitation au voyage, introduction acoustique secondée par le sifflement du vent qui hurle dans ces grands espaces vides de toute vie humaine, le crépitement d’un feu de bois, une guimbarde discrète accompagnée de quelques percussions ainsi qu’un chant de gorge shamanique mystérieux qui nous transporte immédiatement dans les grandes steppes d’Asie centrale. Puis c’est Kök-Oy qui impose un riffing lent et majestueux, gonflé d’une émotion épique, offrant à notre imagination la lente progression des caravanes au milieu d’une nature aussi majestueuse qu’isolée. Les guitares muent leurs accords en une mélodie extrêmement poignante qui nous fouette comme les rafales d’un vent glacé, incarnant la mélancolie douloureuse qui serre le cœur et noue les tripes du
Nomade durant ces longs mois d’errance à la recherche du havre de paix qui abritera sa solitude vagabonde durant quelques semaines éphémères ; on ressent presque physiquement la nostalgie du pays d’origine et des proches, du confort de l’âtre que l’on laisse loin derrière soi pour s’enfoncer dans l’inconnu, à la merci des éléments impétueux et hostiles aux caprices imprévisibles. Voilà un premier titre superbe et véritablement prenant, parfaitement composé et aux montées en émotion admirablement maîtrisées, du grand art !
S’ensuit
Nomad, qui, d’emblée, se teinte d’éléments folkloriques avec la présence du violon et de la guimbarde, ajoutant un côté plus dansant et chaleureux à l’ensemble, animant la rudesse de ces montagnes glaciales d’une certaine joie de vivre et d’une âme plus chaude, plus humaine. Le rythme saccadé de la batterie se fait charnel, rappelant beaucoup les tempi dansants de Meleshech, tandis qu’en milieu de morceau, on a un long passage traditionnel où violon et flûtes mêlent leurs plaintes à un chant clair féminin dont les sonorités slaves et les intonations rappellent beaucoup
Arkona. Là encore, on a un long morceau, qui évolue intelligemment entre passages colorés et atmosphères plus sombres et mélancoliques, de manière toujours sobre, juste et particulièrement touchante ; la musique est riche en arrangements, les claviers sont présents mais discrets, renforçant par touches subtiles l’aura grandiose et émotionnelle de ce superbe voyage musical.
La caravane poursuit son périple avec
Destroyer of Obstacles qui porte bien son nom, nous renversant d’entrée sous une charge héroïque portée par une cavalcade de blasts conquérants et soutenue par quelques orchestrations de cuivres qui se veulent imposantes, presque menaçantes. Le morceau est traversé par certains passages plus lents et désolés où Charuk exprime toute sa souffrance à travers un chant black très arraché et vibrant d’intensité qui renverrait presque au DSBM (c’est assez évident sur le lancinant The
Dream of Kojojash): la prestation de la nouvelle chanteuse est particulièrement habitée et ses quelques interventions claires, dans un registre plus traditionnel, sont également de toute beauté.
Le point d’orgue de ces 46 minutes est sans doute Quest for the Soul, superbe fresque musicale immortalisant ce lien viscéral qui unit l’homme à la nature, cri de liberté et d’amour aussi déchiré que déchirant pour ces montagnes fières et infranchissables et fusion panthéiste avec ce ciel gris chargé de nuages, témoin de cette quête désespérée et sans fin de ceux qui n’ont pas de patrie et qui, à l’assaut des éléments indomptables, partent en réalité à la recherche d’eux-mêmes…
Nomad est indubitablement plus profond et intense que
Turan qu’il surpasse à tous les niveaux, avec notamment une production bien plus puissante et profonde qui permet une immersion totale dans l’univers si atypique de
Darkestrah et des passages vraiment forts qui libèrent une bourrasque d’émotions brutes. Un dépaysement total de 46 minutes pas loin du chef-d’œuvre, périple au cœur des merveilles intemporelles d’Ala-Archa, Song Kul et Skazka sur les traces des éternels vagabonds des siècles passés. Bon voyage…
Merci pour la chro! Ça donne envie d'écouter!
Après (seulement) deux écoutes, une via enceintes et une autre au casque, je suis quelque peu partagé, à cause d'un élément en particulier : la voix criée. Je n'y suis pas sensible dans le bon sens du terme. Si on reprend ta comparaison avec Arkona, j'ai la même sensation avec ce que propose Masha depuis 3 albums, dans lesquels je n'arrive pas à véritablement rentrer.
Par contre musicalement ça m'a bien plu, et l'ajout des instruments folkloriques apporte une touche d'originalité ainsi qu'une aura bien particulière.
Merci pour la chronique Icare, qui m'a enfin permis de me poser pour écouter. J'avais déjà vu passer le nom sans m'y attarder, et malgré une certaine réticence c'était une chouette découverte :)
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