À chaque décennie son traumatisme musical ?
Au début des années 1970, le monde de la musique retenait son souffle après l’apparition officielle du Heavy
Metal sur le devant de la scène avec
Black Sabbath. Les riffs des Britanniques, lourds et incroyablement torturés pour l’époque, avaient définitivement marqué les esprits, et notamment, à terme, les esprits en deuil après la mort du grand Jimi Hendrix. Mais l’aventure ne faisait en réalité que commencer…
Dans les années
1980, pendant que le Heavy
Metal - au sens propre du terme - connaissait ses heures de gloire et brillait de mille feux au travers de la New Wave Of British Heavy
Metal (NWOBHM), les forces du mal proliféraient, tapies dans l’ombre. C’est ainsi que, parallèlement à la NWOBHM, l’on vit rapidement émerger du Thrash l’allégorie de la noirceur : le Black
Metal, en référence à l’album fondateur de
Venom.
Dix ans plus tard, alors que le
Metal semblait avoir exploité tout son potentiel délétère, le Black
Metal fit peau neuve et revint à l’attaque avec toujours plus de hargne, de haine, de froideur, en musique comme dans la sphère réelle ; c’est la seconde vague dont on parle tant. Dans cette spirale destructrice de la violence idéologique entretenue par l’Inner
Black Circle, au milieu de tous ces meurtres et de tous ces incendies criminels d’églises perpétrés par ces musiciens/militants intégristes, défenseurs de l’authenticité du Black
Metal, se profilait pourtant une évolution créatrice majeure. Les membres d’
Emperor, bien que partiellement impliqués dans la recrudescence de ces actes criminels en Norvège lors de la décennie 1990, ont été les principaux artisans de ce changement…
Après une série de morceaux sans concession et crus au possible qui parurent notamment dans la fameuse démo «
Wrath of the Tyrant »,
Emperor décida de modérer la suprématie des guitares en faisant du clavier un instrument essentiel de son Black
Metal si froid et malsain, au risque d’ailleurs d’entacher l’authenticité originelle du style que les membres avaient eux-mêmes défendue aux côtés de leurs acolytes de
Mayhem,
Darkthrone ou
Immortal. De cette idée de génie aux allures de pari risqué naquit évidemment «
In the Nightside Eclipse », et par extension le Black
Metal Symphonique, véritable représentant de la noirceur salvatrice, du mal sublimé.
Enregistré en 1993 au Grieghallen Studio et sorti l’année suivante via le label Candlelight Records, «
In the Nightside Eclipse » est la genèse d’un nouveau courant musical, c’est une impulsion puissante à l’origine d’un nouveau départ dont les instigateurs ne sont autres qu’
Ihsahn (chant, guitare et clavier), Samoth (guitare),
Tchort (basse) et
Faust (batterie). «
In the Nightside Eclipse », en véritable théâtre de forces antinomiques, est une œuvre dans l’indétermination permanente. Ici, tout est panthéisme et nihilisme, tout s’oppose et tout s’assemble. Le beau et le laid se confondent, ou du moins nous révèlent qu’ils sont bien les deux faces d’une même pièce. En somme, «
In the Nightside Eclipse » est à l’image de
Lucifer : il est le porteur de lumière, bénédiction divine, mais il est aussi le plus grand des pécheurs, le symbole de la malédiction. Notez bien la pertinence de cette métaphore qui, sans être fondamentalement révélatrice en elle-même, a le mérite de nous faire réfléchir sur le pseudonyme de la formation norvégienne :
Emperor.
Lucifer n’est-il pas, dans la tradition judéo-chrétienne, l’empereur du mal sublimé ?
Toujours est-il que, musicalement parlant, les « hostilités accueillantes » commencent par un égarement spirituel dans le dédale des structures compositionnelles du premier morceau : « Into The
Infinity Of Thoughts ». Le souffle glacial et presque rituel qui s’abat sur nous dès le début, suivi par ce grondement diabolique des guitares, ces sonorités fantomatiques du clavier, et ces hurlements possédés nous entraînent quelque part loin de la civilisation, dans un lieu où néantisation rime avec existence, un lieu où la vie n’est que projection spectrale.
Grâce au talent certain du concepteur de la pochette, Kristian Wåhlin dit Necrolord, nous parvenons à visualiser avec plus ou moins de précision cet endroit maléfique, mais si attirant… C’est visiblement un lieu sombre et isolé du reste du monde, un lieu sauvage entre montagnes, forêts, et rivières, un lieu qui abrite une forteresse aux courbes hostiles, sans doute le refuge des démons du crépuscule. Les paroles de «
Beyond The
Great Vast Forest » semblent décrire ce paysage. En voici quelques extraits : «
Beyond the great vast forest, surrounded by majestic mountains, dark rivers float like tears of sorrow. », « See the castle so proud, but yet so grey and cold. », « The frost submerge. The
Moon is on the rise. » Sans doute est-ce là un endroit bucolique dès l’aube. Mais une fois que la Terre a tourné le dos au soleil, l’étreinte nocturne devient réalité, et les forces du mal prennent possession des lieux. D’ailleurs, c’est ce que l’on constate si l’on observe particulièrement le côté gauche de la pochette. Dans le coin inférieur gauche, on peut effectivement apercevoir des monstres humanoïdes en position offensive ; et dans le coin supérieur opposé, on peut apercevoir la Grande Faucheuse en personne sur son destrier, suivie dans son élan par des anges déchus (notez qu’il s’agit là d’une illustration bien connue qui apparaissait déjà en gros plan sur le split de 1993 avec
Enslaved, et qui est en réalité une illustration biblique réalisée par Gustave Doré pour le dernier livre du Nouveau
Testament, le livre de l’
Apocalypse ou « Révélation »). «
In the Nightside Eclipse » est donc avant tout un hymne aux ténèbres. Les paroles de toutes les chansons le montrent justement assez nettement avec la référence récurrente à l’astre lunaire et aux loups, mais c’est surtout « Inno A Satana », véritable éloge aux allures de serment interdit, de pacte avec le diable, qui officialise cet hymne. La preuve en quelques vers, rédigés par
Ihsahn en anglais ancien : «
Thou art the
Emperor of
Darkness. / […] / Forever wilt I bleed for Thee. / Forever wilt I praise Thy dreaded name. / Forever wilt I serve Thee. /
Thou shalt forever prevail. » Attention, cependant, cet album n’en est pas moins un hymne aux éléments, et notamment à la nature austère des paysages norvégiens, comme le prouvent, par exemple, les quelques coups de tonnerre insérés ici et là dans la musique ainsi que les premières paroles d’« Into The
Infinity Of Thoughts », et donc, de facto, les premières paroles du disque : « As the
Darkness creeps over the Northern mountains of
Norway and the silence reach the woods, I awake and rise... ». Petite anecdote, enfin, pour en finir avec le concept : remarquez l’effet de style dans l’écriture du titre de l’album… Le terme «
Nightside » est étrangement souligné par ce qui semble être la queue du diable… Une preuve supplémentaire que ce disque est avant tout l’œuvre d’esprits lucifériens...
Toujours est-il que ce décor si particulier posé d’emblée par « Into The
Infinity Of Thoughts » reste bien en place jusqu’aux dernières notes de l’album. Dans chaque morceau, ce mélange terriblement subtil entre agressivité et atmosphères répond à l’appel, et fait à chaque fois des miracles. Bien qu’étant la même sur toute ligne, la formule magique utilisée par ces sorciers/musiciens évolue au gré du temps, ce qui permet de nous tenir en haleine. Il ne faut donc pas s’attendre à un monolithe, tout ce qu’il y a de plus compact. Non, «
In the Nightside Eclipse » est une œuvre qui conserve une grande cohérence d’ensemble, mais qui révèle progressivement toutes ses richesses au fil des morceaux. C’est une expérience unique qui confère à l’auditeur une pléthore de sentiments contradictoires… Glacé par l’intro malfaisante d’« Into The
Infinity Of Thoughts », laminé par le départ en trombe de « The
Burning Shadows Of
Silence » et de « Cosmic Keys To My
Creations & Times », galvanisé par les riffs furieux de «
Beyond The
Great Vast Forest » (cf. 01:17 et 04:16), envoûté par le clavier salvateur de « Towards The
Pantheon », dérouté par l’ampleur symphonique de « The
Majesty Of The
Night Sky » (cf. 02:23), ensorcelé par la richesse du mythique « I Am
The Black Wizards », transporté par le côté incroyablement incantatoire d’« Inno A Satana » ; tel fut très grossièrement mon parcours émotionnel à l’écoute de ce disque.
Accordons néanmoins une mention spéciale à « I Am
The Black Wizards » qui symbolise admirablement la qualité de cet album et l’importance historique qu’il revêt. Dès les premières notes, ce morceau nous emmène déjà très loin aux confins du réel, et nous rappelle à quel point ce disque est fondateur. Tout y est : fougue implacable au début, riffs cérémoniels et profondément symphoniques au milieu, et ce final épique…
Pas de répit, donc, vous l’aurez compris. Une fois pris dans le blizzard suffoquant de cette contrée lointaine et mystérieuse, vous ne pouvez plus vous échapper, et vous devenez alors le témoin spirituel d’un monde en quête perpétuelle d’un ordre cosmique, loin de tout manichéisme. Comme je l’ai dit précédemment, «
In the Nightside Eclipse » est la fusion des contraires. Mais un célèbre dicton ne dit-il pas que les opposés s’attirent ?
«
In the Nightside Eclipse » est assurément l’un des albums les plus marquants de la mouvance Black
Metal en cette première moitié des années 1990. À travers lui,
Emperor nous donne un très bon aperçu de son talent et de son inclination pour l’expérimentation. Culte, tout simplement.
Celui là aucun problème, c'est une tuerie, direct l'ambiance froide, cosmique m'a marqué et happé dans cet univers. Mais cette sensation je ne l'ai jamais retrouvé dans les albums suivants (ou même dans Moon In The Scorpio). Non pas que ces albums soient mauvais, loin de là, mais ils ne me procurent pas d'effets aussi intenses.
Autant ce lui là est indétrônable, autant j'apprécie plus l'écoute d'un The Adversary que des albums suivants d'Emperor.
En tout cas merci pour cette chronique !
Et effectivement, les émotions fortes sont au rendez-vous, en plus de l'atmosphère. Cosmique, sombre et en même temps guerrière, cette dernière crée un contraste épique sur l'album, poétique comme le Black Sympho le plus pur l'est.
Je pourrai tergiverser encore longtemps et pondre un pavé en réponse à ta chronique. Je préfère donc m'arrêter là en concluant qu'il s'agit là d'une claque que j'ai eu le bonheur de découvrir et de redécouvrir. Et merci pour toutes vos chroniques sur cet album. Elles sont toutes bien écrites et donnent envie de l'écouter.
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