Après la sortie très remarquée d’« Anthems To
Welkin At Dusk », véritable ouragan symphonique qui mythifia l’année 1997 aux yeux des fans de Black
Metal puissant et raffiné,
Emperor, encore au sommet de sa gloire, renoua avec ses vieux démons et se dispersa à nouveau ; cette fois, non pas pour des problèmes avec la justice, mais pour des raisons purement musicales. Et, dès 1998, on sentait déjà que la formation norvégienne prenait un nouveau tournant... Cette année-là, Alver, le bassiste sur «
Anthems to the Welkin at Dusk », quitta le groupe. Cette année-là,
Ihsahn, le leader charismatique aux multiples talents, se lança dans l’aventure
Peccatum avec Ihriel, sa femme, et
Lord PZ, son beau-frère, avec qui il voulait rendre un modeste hommage à la Musique Classique et donner toutes ses lettres de noblesse à la sérénité de la Musique Atmosphérique. Cette année-là, Samoth et Trym, respectivement guitariste et batteur chevronnés, créèrent
Zyklon, en accord avec leur volonté de s’orienter vers un style plus direct : le Death
Metal.
Une fois de plus depuis la création d’
Emperor en 1991, il est intéressant de constater à quel point ce groupe cultivait, consciemment et inconsciemment, la contradiction. En effet, dans l’idée, tout opposait
Peccatum et
Zyklon. Comment
Ihsahn, Samoth et Trym pouvaient-ils alors retrouver un terrain d’entente avec des aspirations désormais divergentes ? Difficile à dire, n’est-ce pas ? Ainsi, la fin d’
Emperor aurait pu survenir là encore, et pourtant…
En 1999, toujours sous l’égide de Candlelight Records,
Ihsahn, Samoth et Trym nous livraient un nouvel opus, fruit de leur collaboration ; cette fois-ci enregistré et mixé au Akkerhaugen Lydstudio au lieu du traditionnel et mythique Grieghallen. «
IX Equilibrium », tel est le nom – très énigmatique, s’il en est – de cette progéniture. Comme l’on pouvait s’y attendre, cet album d’
Emperor est une sorte de synthèse des nouvelles aspirations de ses membres. En cela, on y retrouve fondamentalement un aspect contradictoire qui nous est maintenant familier… Mais cet aspect se manifeste maintenant dans le clivage entre riffs d’inspiration Death
Metal et riffs empreints d’une certaine préciosité.
D’abord, nous avons effectivement, dans «
IX Equilibrium », des riffs directs où les guitares virevoltent, la basse grogne, et la batterie mitraille. C’était déjà le cas dans «
Anthems to the Welkin at Dusk », j’en conviens. Cependant, ici, le feeling est résolument différent, ce que la production, convenable, bien qu’un peu « étrange » (les fans de la première heure me comprendront certainement), ne fait que renforcer. «
Curse You All Men ! », par exemple, révèle effectivement un penchant Death très marqué dans le passage qui s’étend de 01:50 à 02:41 ; chose assez nouvelle pour
Emperor, mais qui est monnaie courante dans le présent ouvrage. Pour vous en convaincre, je vous laisse jeter une oreille à « Decrystallizing
Reason » dès 02:10, à « An
Elegy Of Icaros » à partir de 02:53, à « The Source Of
Icon E » dans sa globalité (mais plus particulièrement à 00:52 et 02:19), à «
Sworn » (cf. 01:59), aux premiers riffs de « Nonus Aequilibrium », et enfin à « Of
Blindness & Subsequent Seers » (cf. 02:58).
À l’inverse, «
IX Equilibrium » regorge aussi de riffs assez précieux, presque trop raffinés.
Cette réalité, indéniable, se manifeste déjà dans l’utilisation du clavier… Dans «
In the Nightside Eclipse » et dans «
Anthems to the Welkin at Dusk », le clavier amenait une dimension atmosphérique forte ainsi qu’un penchant épique certain au Black
Metal Symphonique d’
Emperor. Or, avec «
IX Equilibrium », la logique n’est plus vraiment la même… Ici, le clavier, bien qu’apportant une réelle atmosphère à l’ensemble du disque, est utilisé de façon plus « élégante », mais aussi de façon plus « superficielle ». Si ces termes ne vous évoquent rien, je vous propose de vous référer à l’introduction néo-classique du troisième morceau, à savoir « An
Elegy Of Icaros » ; une introduction sereine et précieuse, largement illustrative du nouvel esprit que le clavier incarne. Intéressant aussi : « Decrystallizing
Reason » et son entrée en matière très pompeuse, évoquant étrangement l’Orient (même remarque pour la conclusion du morceau). À noter d’ailleurs l’utilisation à répétition, et ce dès 00:29, d’une sonorité légère, « quasi festive » ; sonorité discrète mais que l’on retrouve fréquemment tout au long de l’album, et que vous identifierez aisément à chaque fois, avec un peu d’attention.
Ce regain de préciosité dans l’utilisation du clavier est, semble-t-il, renforcé par un recours relativement important au chant clair. Comme vous le savez probablement, le chant clair chez
Emperor existait bien avant «
IX Equilibrium ». Ce n’est donc pas une révolution de le retrouver ici. En revanche, il est pertinent de noter que le chant clair est devenu presque un automatisme avec «
IX Equilibrium », mais aussi qu’il est devenu beaucoup plus pédant. Si je dis qu’il est devenu presque un automatisme, c’est tout simplement parce qu’il apparaît quasiment dans tous les morceaux, et de manière parfois prolongée. Cependant,
Ihsahn privilégie toujours largement les hurlements, si ça peut en rassurer certains… Et si je dis que le chant clair est beaucoup plus pédant, c’est parce qu’il est nettement plus démonstratif et précieux qu’avant. Pour preuve, je vous renvoie à la vocalise suraiguë - digne d’un chanteur de
Power Metal Européen - qui introduit «
Curse You All Men ! » ou qui apparaît à 00:52 dans « The Source Of
Icon E » ; je vous renvoie également au délire de chanteur de variétés dans « An
Elegy Of Icaros » (cf. début et 05:28), « Nonus Aequilibrium » (cf. 03:09, 03:53, 04:37), «
Sworn » (cf. 02:58, 03:33), ou « Of
Blindness & Subsequent Seers » (cf. 01:43) qui coïncide souvent avec une certaine mollesse – relative – des instruments ; mais surtout, ne manquez pas le passage de « The Source Of
Icon E » qui s’étend de 01:29 à 02:06 où
Ihsahn se prend visiblement pour un Bee Gees…
Ceci étant dit, il convient maintenant d’évoquer, à part, «
The Warriors Of Modern Death », avec ses riffs mid-tempo et étonnamment « groovy ». «
The Warriors Of Modern Death » est un morceau surprenant de prime abord, non pas fondamentalement par son originalité, mais plutôt parce qu’on est ici très loin du domaine de prédilection des Empereurs du Black Symphonique. Avec un peu de recul, néanmoins, la présence d’un tel morceau n’est finalement pas illogique. Dans l’opus précédent, «
Anthems to the Welkin at Dusk »,
Emperor nous montrait déjà des perspectives d’ouverture avec « With Strength I
Burn » et ses riffs dans un esprit Heavy/Thrash. «
The Warriors Of Modern Death » n’est alors qu’un approfondissement de cette démarche, un pas de plus dans cette voie, comme en témoigne d’ailleurs le shred typique à la première minute ; shred qui revient à 03:07 et s’étale avec plus ou moins de variations jusqu’à la fin du morceau. Petite anecdote, tout de même : le riff principal de «
Sworn » n’est justement pas sans rappeler celui de « With Strength I
Burn » ; de même pour « Nonus Aequilibrium » (cf. 01:54, 04:23, 05:08). Ceci tend à confirmer qu’il y a malgré tout un lien entre «
Anthems to the Welkin at Dusk » et «
IX Equilibrium ». Remarquez, la présence d’une outro va aussi dans ce sens, même si elle est loin de « The Wanderer »… Cette outro, très courte en apparence, commence en réalité à la fin du dernier véritable morceau, « Of
Blindness & Subsequent Seers », et nous offre une petite ballade acoustique à la guitare sèche. La dernière piste, cachée, clôt la ballade, et donc le spectacle, avec une touche de clavier spirituel et quelques bruits de fond ésotériques.
Et le concept, alors ? Eh bien, conceptuellement, force est d’admettre que le groupe, et notamment
Ihsahn, est encore allé chercher très loin… Trop loin, même, cette fois-ci… Si vous êtes de ceux qui s’intéressent aux concepts développés dans le monde du
Metal, vous avez probablement été saisis par la complexité du concept attaché à «
Anthems to the Welkin at Dusk », en particulier. Heureusement, l’album jouissait d’une grande cohérence d’ensemble et fournissait différentes pistes, différents indices, qui nous permettaient de nous y retrouver dans cet univers alambiqué. C’est beaucoup moins évident avec «
IX Equilibrium » qui nous laisse pour le moins perplexes…
L’album commence pourtant avec le très expressif «
Curse You All Men ! », morceau aux paroles tout à fait typiques où il semblerait que l’Empereur des ténèbres s’adresse avec condescendance à l’humanité, tout en la maudissant : «
Curse you all men /
That resent my empire / Cause I have risen again / At war this time / The truth I speak / Is your decease / My word is your defeat ». Mais les choses se compliquent très sérieusement dès le deuxième morceau, « Decrystallizing
Reason », où la Raison est personnifiée et vue comme vecteur de « décristallisation »… Ce n’est guère mieux par la suite comme vous pouvez le constater avec des titres comme « The Source Of
Icon E », « Nonus Aequilibrium » et « Of
Blindness & Subsequent Seers » dont le sens a de quoi nous échapper… Globalement, il faut dire que les textes de ce «
IX Equilibrium » sont d’une abstraction qui défient l’entendement. D’ailleurs, que signifie exactement «
IX Equilibrium » ? On pouvait attendre une réponse de « Nonus Aequilibrium » qui est en fait le même titre, mais traduit en latin. Seulement, voilà comment s’achève le morceau : « In the name of / Nonus Aequilibrium / I am thine / IX times (IX times, IX times...) ». Nous ne sommes donc pas plus avancés. On peut néanmoins se consoler en se disant qu’il y a tout de même neuf pistes sur cet album (outro cachée comprise)…
Outre un concept particulièrement abscons, il semblerait que la cohérence ne soit pas tout à fait au rendez-vous… Avec «
IX Equilibrium », on est loin de la cohérence jusqu’au-boutiste d’«
In the Nightside Eclipse » où le concept envahissait aussi bien la pochette que les paroles, et même la musique. Ici, la pochette de Stephen O’Malley ne révèle quasiment rien et ne laisse que peu de place à l’imagination. On y voit, dans un marron de mauvais goût, les portraits d’
Ihsahn, Samoth et Trym aux côtés de deux silhouettes mystérieuses et de plusieurs monstruosités – apparemment féminines, pour beaucoup – mi-humaines, mi-arbres, ce qui n’est pas sans rappeler une figure célèbre de la mythologie grecque : la dryade. Ceci ferait d’ailleurs écho à l’hommage rendu à Icare (cf. « An
Elegy Of Icaros »), autre figure célèbre de la mythologie grecque, qui s’était brûlé les ailes en volant trop près du soleil.
«
IX Equilibrium » est donc un bon album que les amateurs de Black Symphonique devraient apprécier à sa juste valeur ; un album qui, néanmoins, ne peut malheureusement pas rivaliser avec les deux chefs-d’œuvre qui l’ont précédé. Peut-être les Norvégiens avaient-ils simplement conscience de la nécessité de changer drastiquement leur recette après ce qu’ils avaient accompli. Il faut dire qu’ils avaient frappé très fort avec «
In the Nightside Eclipse » et avaient atteint le sommet de leur art avec «
Anthems to the Welkin at Dusk ». Il fallait donc se renouveler. Fidèles à leur démarche expérimentale, à leur goût pour l’avant-gardisme, à leur volonté inébranlable de conserver une certaine originalité, ce fut chose faite, et avec classe, s’il vous plaît.
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