Elle est partie un matin en claquant la porte. Elle ne s'est pas retournée.
Elle faisait des compromis depuis trop longtemps déjà... Comment a-t-elle supporté nos gueules, tirées dès le réveil; nos angoisses, liées aux inévitables tracasseries quotidiennes du type réparations de voitures, pépins de santé, conneries des enfants ou crédits à rembourser ? ...
Le temps passant, nous lui aurions sûrement causé boulot, et ça l'aurait achevé. Alors elle s'est enfuie pour être heureuse ailleurs.
Oui, l’Insouciance nous a quitté il y a longtemps; et nous n'avons rien fait pour la retenir. A vrai dire, nous ne nous en sommes même pas aperçus.
Pourtant, souvenez-vous mes amis, comme nous riions sans cesse autrefois... Actes insignifiants, rêves utopiques et grands projets rythmaient nos journées... La Vie nous paraissait alors excitante, infinie. Nos nuits, saturées de musique enivrante et d’alcools bon marché, étaient glorieuses, plus belles que leurs jours de merde; et nous nous employions à les prolonger... Dormir, c'était mourir. Peut-être réussîmes nous à freiner imperceptiblement la roue castratrice du Temps, mais nous échouâmes à la figer éternellement... Je ne saurais dire quand la Réalité nous rattrapa mais nous fûmes finalement broyés par ses rouages. Des fuckin’ restless gypsies ne restent aujourd'hui que d'insignifiants average-family-men...
... A moins qu'en fouillant le fond de nos cœurs, parce que la Poésie plante ses racines plus profondément qu'on ne le pense, parce qu'il nous reste un semblant d’honneur et parce que nous n'avons pas encore balancé les armes aux pieds de cette pute de Jules César, nous soyons encore capables de retrouver les émotions qui nous submergeaient lorsque "
Edge of Thorns" tournait en boucle dans une Opel Kadett enfumée, QG dans lequel nuit après nuit nous refaisions le monde, garés sur un parking de supermarché désert.
Quelques notes de piano s'égrènent, cristallines. Le frisson monte en anticipant l'Accord, l'unique, celui qui les gouverne tous... L'ambiance se prête déjà au solennel lorsque Zak s'empare du micro comme si depuis la nuit des temps il lui appartenait, et c'est majestueusement qu'il pose sur ce riff lourd et hypnotique des lyrics impénétrables qui explosent paradoxalement de pure Beauté. La machine à rêver est lancée et c'est sans retenue aucune que l'on s'enfonce dans le marécage des Everglades éternisé par Gary Smith sur une pochette fascinante. L'inoubliable refrain de ce titre éponyme nous conduit tout droit au break d'anthologie qui rendit Criss immortel et, renvoyé à notre humilité, encore secoué par le son de basse de Johnny Lee et l'insolente suprématie de Criss, nous poursuivons notre route sinueuse et onirique à travers la mangrove floridienne pour jeter l'ancre aux côtés d'autres titres savoureux...
Caractérisées par un retour à une certaine simplicité et par l'abandon des arrangements dont avaient bénéficié les deux albums précédents, les nouvelles compositions du trio
Oliva /
Oliva / O'Neill semblent cette fois surtout prétexte à mettre en valeur des parties de guitare incroyables, signature incontestable de ce cru 1993, faisant de "
Edge of Thorns" l'album-testament de Criss au même titre que "
Streets" fut celui de Jon. Il suffit pour s'en persuader d'écouter le fameux break du titre éponyme évoqué plus haut, ou bien, entre autres, le somptueux final de "He Carves His
Stone". On notera également le retour des purs "rocknrollers" comme "Lights
Out", uniquement destiné à faire secouer les tignasses et taper les santiags. "
Miles Away" et "He Carves His
Stone" représentent plutôt bien ce huitième opus des floridiens : deux titres catchy à souhait construits sur la même structure : la voix charismatique de Zak se greffe à un son clair chargé en chorus et reverb' et sert de préliminaire aux saillies en règle qui suivent : gros riffs imparables, couplets / refrains mémorisables à la première écoute, et bien entendu soli mélodiques de toute première classe pour se finir ! Direct et sans chichis !
Cachés dans quelque recoin du Marais, peut-être protégés par la jolie gardienne des lieux, se trouvent dans ce disque riche et varié trois trésors à déterrer... Stratégiquement placée entre "Labyrinths" et "
Exit Music", deux pièces instrumentales particulièrement mélancoliques typiques du gang de Tampa, "Follow Me" se démarque de ses frères et sœurs grâce à sa structure atypique (ah ce refrain en arpèges...) et se révèle tout simplement à pleurer de par l'émotion qu'elle dégage musicalement, notamment avec ce break planant qui n'est pas sans rappeler le solo de Monsieur
Adrian Smith sur "
Stranger In A Strange
Land" mais aussi grâce à cette accélération finale accompagnée d'un nouveau solo d'anthologie. On appréciera bien entendu à leurs justes valeurs les lyrics qui ajoutent à la beauté de l'œuvre, dévoilant l'enfermement d'un homme dans une vie intérieure afin d'échapper à sa sordide réalité quotidienne... "Conversation
Piece" et "All
That I
Bleed" forment quant à elles un diptyque, l'histoire d'une lettre qui n'aurait pas dû être envoyée... S'il est inutile d'évoquer "Conversation
Piece", son refrain fabuleux mettant tout le monde d'accord sans discussion possible, "All that I
Bleed", piano/voix musicalement des plus classiques, touchera peut-être uniquement quelques écorchés, ceux d'entre nous qui connaissent la douleur d'avoir été trahis par un être cher, ceux qui savent que, jusqu'au bout, ils sentiront ces blessures en apparence refermées, que toujours elle suinteront, engendrant Dégoût, Colère et Haine. Touchés par cette compréhension absolue de ce qu'ils éprouvent depuis si longtemps, leur sang se glacera en lisant les lyrics. La lumière n'a jamais existé ou ne reviendra pas, et la Nuit les enveloppera de son voile jusqu'à ce que l'irréparable soit commis. Soulagés, libérés par le court solo final, ils reprendront un peu de souffle pour éponger ce sang si mauvais qu'à jamais ils continueront de perdre goutte à goutte...
"
Lord bring on the
Night,
Wrap it all around me,
Let it hold me tight,
Soak up all that I bleed."
Noir, puissant, magique.
L'album est également historique car il est l'écrin des dernières notes de Criss (percuté le 17 octobre 1993 par un chauffard alcoolique récidiviste alors qu'il se rendait au Livestock Festival au nord de Tampa); mais aussi des premières de Zak au sein du combo. Rappelons qu'usé physiquement et psychologiquement, Jon annonça en septembre 1992 son départ du groupe et qu'il lui fallait donc un remplaçant au micro (le
Mountain King envisageait de rester dans l'ombre du combo uniquement en studio). Ils ne cherchèrent pas longtemps... Zak Stevens, batteur depuis l'enfance mais chanteur depuis 3 ans seulement dans Wicked Witch, gang de
Boston dont faisait également partie un certain Jeff Plate, avait été présenté aux membres de
Savatage quatre ans auparavant par un ami commun, Dan Campbell (guitar-roadie de Criss) lors d'un gig au
Palace de
Los Angeles. C'est donc naturellement que Dan suggéra à Criss d'auditionner Zak. L'embauche fut confirmée après une jam à NYC, ouvrant une nouvelle ère dans l'histoire du groupe.
Bien qu'il n'ait pris part à la composition de "
Edge of Thorns" (mis à part les lyrics et la ligne vocale de "Skraggy's Tomb"), Zak s'impose dès ce premier opus comme un grand vocaliste. Sa voix, plus posée et plus chaude que celle de Jon, joue dans un registre différent. Sa personnalité déjà affirmée court-circuite donc une éventuelle comparaison avec le line-up précédent. On a affaire à un groupe nouveau, et il est bon ! (Même si l'on sent que certains morceaux ont été écrits avec les cris légendaires de Jon en tête, notamment "He Carves His
Stone" qui voit Zak poussé dans ses derniers retranchements dans une imitation réussie de Big Jon.)
Les marais des Everglades étant finalement plus accessibles que les sombres rues newyorkaises de "
Streets", il sera aisé de s'approprier "
Edge of Thorns", notamment grâce à l'indépendance de ses morceaux. Forcément moins subtil, moins riche en émotions et moins uni que l'opéra Rock le précédant, comportant également quelques titres passe-partout comme "Skraggy's Tomb" ou "Damien", "
Edge of Thorns" est quoi qu'il en soit marqué au fer rouge de la patte
Savatage, reconnaissable entre mille. On s'apercevra par contre immédiatement qu'il souffre d'un son de batterie ayant particulièrement mal vieilli. Pourtant enregistré à la maison, au mythique Morrisound Studio par les gourous du Death
Metal, à savoir les frangins Morris et leur acolyte Scott Burns, au sommet de leur art en ce début d'année 1993, le kit de Steve "Dr Killdrums" Wacholz se retrouve affublé du son "synthétique" adopté à cette époque par de nombreux groupes
Hard / Heavy (
Dream Theater sur "Images & Words" ou
Def Leppard sur "Adrenalize" par exemple). Une erreur monumentale qu'on n'attribuera ni au budget alloué par
Atlantic (50 000 $ pour 10 semaines de travail, mixage compris, même si
Streets en avait coûté 250 000 !) ni aux oreilles expertes de
Jim et Tom Morris, les autres bombes sortis du
Temple de Tampa cette année parlant d'elles-mêmes (entre autres "Individual Thought Patterns" de Death et "Sublime
Dementia" de
Loudblast). La production, avouons-le, n'ayant jamais été le point fort de
Savatage, on supposera que Paul O' Neill prit cette option en connaissance de cause. L'album n'en souffre heureusement pas trop, les compositions se hissant à bout de bras au dessus de ce son de toms désastreux.
Impossible de terminer cette chronique trop longue sans évoquer la minimaliste "
Sleep" qui clôt ce huitième full-length des floridiens dans l'émotion pure. Criss avait de beaux jours devant lui avec ce nouveau line-up et cette orientation musicale différente, et l'on se prend de nouveau à regretter ces jours heureux... C'est vrai, la
Nostalgie empoisonne le Présent; et peut être serons-nous un jour capable de dire haut et fort "I don't think about you anymore". Mais pas aujourd'hui... Alors comme le junkie qui se pique en espérant à chaque fix retrouver la jouissance de son premier trip, nous persisterons pour l'instant à nous passer et repasser "
Edge of Thorns", parce qu'il fait partie de nous, parce qu'il nous fait du bien, et parce qu'il est beau. Simplement.
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