Et si on le faisait avec des synthés ?… Ce qui est parfois une boutade, un prétexte, ou un exercice de style, semblerait presque naturel concernant le metal industriel, largement acoquiné avec la froideur des machines. Cela n'est pas sans faire frissonner de crainte le cro-magnon metalleux qui sommeille en nous, qui fétichise le bois des fûts, les manches de guitares et la bonne odeur de transpiration qui infuse les salles de répète. Il y a peu, les français de P.H.O.B.O.S ont franchi ce pas, transfigurant au passage leur musique dans un jusque-boutisme d'algorithme fou, et avec maestria. Les américains de
Lament Cityscape allaient-ils relever le défi sans y perdre leur personnalité ?
Lament Cityscape existe depuis 2013, dans un premier temps formé du seul guitariste chanteur Mike Mc Clatchey, puis avec un line up à géométrie variable suivant le projet en cours. Après un premier LP "
Torn" en 2015, le groupe a continué son chemin de manière singulière : en collaboration avec Lee Bartow de Theologian pour l'album "
Soft Tissue", puis avec trois Eps "
The New Wet", "
The Pulsing Wet" et "
The Old Wet", réunis en 2021 sur l'album "
Wet Pneumatic", agrémenté de bonus.
Au final, la série "Wet" aura pris tellement de temps que Mike Mc Clatchey s'est ensuite projeté sur le quatrième album, avec la ferme intention de l'enregistrer sans aucun instrument classique. Le principe choisi était de rentrer des synthés, des samples ou programmations dans des simulations d'amplis guitare, et de triturer tout ça. L'enregistrement s'est donc réalisé à distance avec les autres membres du groupe : Peter Layman a capté ses backing vocals à Portland (Oregon),
Jim Willig a envoyé ses parties de synthés et samples depuis
Sacramento (Californie). Mike, de son coté, a mis en boite la musique et ses vocaux au studio Underland (
Buffalo). En plus de son travail de composition habituel, il s'est essayé pour la première fois au chant clair. Il a mixé lui-même l'album un première fois, mais, n'en étant pas satisfait, a repris tout le mixage pour corriger des basses fréquences un peu boueuses et pas mal d'autres choses. Le mastering a été confié au Studio
God City (
Converge,
Kvelertak,
High On Fire,…).
Le groupe a été signé par The
Chain pour les USA, et Lifeforce pour l'Europe, pour une sortie de ce nouvel album le 29 avril 2022.
Vu la recette utilisée pour la tambouille de
Lament Cityscape, on pouvait légitimement craindre un rendu trop synthétique, voir chimique. Il n'en est rien : plus que jamais, Mike Mc Clatchey joue avec les effets, selon son précepte favori : Distort everything ! Et c'est une impression de puissance qui prédomine, amenée par une longue montée tournoyante sur "
Ocean of Fuses". Le groupe n'a jamais été aussi ouvertement brutal, avec une façon impitoyable d'aplatir le clou qui vous sert de tête.
L'atmosphère de l'album est surréelle, extrême, comme lorsqu'on entend des espèces de cornes de brume au milieu de l'apocalypse ("The Under
Dark") qui transforment l'auditeur en sursitaire aux abois. Rythmiquement, les boites à rythme sont industriellement guerrières, à mi-chemin entre
Godflesh et
Fear Factory.
Le chaos se fait lancinant, fait de sons tellement entremêlés que le cerveau tente pathétiquement de suivre un dessin bien trop complexe pour lui. On se sent un peu comme dans une matrice tueuse, où l'air siffle un néant fait de 0 et de 1 ("Where the Walls Used To Be").
Les morceaux ont des durées très variables, parfois très courts et en dessous de deux minutes, comme avec le violent et saccadé "Another
Arc", qui ne s'étend pas outre-mesure, et se présente comme un noyau ferreux débarrassé de toute scorie. L'album peut paraître court, avec sept morceaux pour vingt-cinq minutes, mais il est d'une intensité rare. La production est impressionnante, et réalise l'exploit de lier ensemble cet écheveau de couches de bruit et de mélodies, certaines brutales, d'autres nuancées, qu'on peut se prendre dans la tronche d'un bloc, ou disséquer à loisir. Avec le plaisir de découvrir quelques pépites fugaces au milieu de ce cataclysme sonore, vient l'envie de réécouter les morceaux en focalisant plus encore son attention.
Alors qu'on étouffe sous cette puissance de feu suffocante, la machine désserre son étreinte et révèle une humanité touchante : le chant clair et planant de "Innocence of Shared Experiences" survole des océans de claviers à la beauté réparatrice.
"
A Darker Discharge" réussit à incarner totalement l'expression metal industriel sans tomber dans ses stéréotypes. Un opus sombre et schizophrène, à la fois sobre et complexe, froid et profondément humain.
Lament Cityscape semble s'être révélé, et confirme tout le potentiel que laissaient entrevoir leurs précédentes productions. Paradoxalement, alors qu'il a été fait à distance, sa cohésion fait que je ne peux m'empêcher d'imaginer le groupe qui le joue, avec batterie, guitares, et basse, dans une petite salle bondée, et la sono à fond. Ce sera le cas, puisque
Lament Cityscape se prépare à porter ces morceaux si intenses sur scène, avec de vrais instruments…
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