Certaines pochettes d'album ne mentent pas sur la marchandise : on songe aux barbares musculeux et poseurs de
Manowar ; aux étalages de barbaque sanguinolentes à la
Cannibal Corpse ; ou à la silhouette blafarde et hurlante de Fenriz sur « Transilvanian Hunger ». À l'opposé, bien malin qui saura ce qu'annonce l'hippopotame hilare aux bleu et rouge psychédéliques ornant la pochette du premier album de The
Brain Surgeons. Et de fait, s'il appartient bien au registre du
Hard Rock, son contenu est assez insaisissable, y intégrant des approches Jazz, Rythm 'n Blues, Blues tout court, Southern Rock, Funk, et même un léger soupçon de Rap (aïe, je sens que je perds déjà des clients...).
Peu connu de ce côté de l'Atlantique, ce groupe,qui n'en est pas encore vraiment un à la sortie de l'album sobrement intitulé « Eponymous », est le fruit des cogitations musicales de deux grandes figures de la scène Rock New-Yorkaise, Albert Bouchard et
Deborah Frost**.
Plus connu, le premier est un des membres fondateurs de cette pierre angulaire du
Hard US qu'est Blue Öyster Cult, où il occupa jusqu'au début des années 80 le poste de batteur. La seconde est une critique Rock réputée qui collabora avec tous les grands noms de la presse spécialisée US et qui joua dans un des premiers all female bands (j'exclus les Andrews Sisters, c'est pas du Rock), le groupe proto-punk Flaming Youth, dans lequel elle jouait aussi de la batterie. Les deux tourtereaux convolèrent en mariage, et je ne puis réprimer un sourire égrillard à l'idée des galipettes de deux batteurs dans une couche nuptiale. Hum, bon, passons.
La répartition des rôles est assez peu égalitaire :
Deborah chante, et Albert... chante aussi, s'occupe de la batterie, de la guitare, des claviers, joue un peu de saxo et pour finir, gère tout le mixage et la production de l'album. Mike Leslie, qui ne restera pas dans le groupe, s'occupe (excellemment) de la basse. Quant à David Hirschberg, qui deviendra le bassiste officiel, il joue du saxo alto, présent dans pas mal de titres (re-aïe, l'assistance devient vraiment clairsemée). On y adjoindra une poignée d'autres guest musicians intervenant ponctuellement, mais on a l'essentiel.
Le fait que Cellsum Record soit la propriété d'Albert lève tout de suite une hypothèque : nul besoin de plaire à qui que ce soit et les deux artistes s'amusent à nous proposer une série de titres dont la composition obéit au seul impératif de leur bon plaisir. Créations pour la plupart, on y retrouve aussi une reprise du vieux succès des Clovers, Love Potion #9, que beaucoup auront comme moi découvert avec la version de Tygers of Pan
Tang ; une semi-cover, Albert étant co-compositeur de (
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Devil Got your Mother (paru en 1989 dans le « Beauty of the
Island » de David Roter Method) ; enfin, on retrouve la patte de vieux compagnons de route de Blue Öyster Cult, en la personne de Richard Meltzer qui co-signe plusieurs morceaux, et, sur Soul
Jive, de Patti Smith, qui fut à un moment proche d'intégrer le Cult.
Les voix des deux chanteurs sont étonnantes. Honneur aux dames, celle de
Deborah Frost**, sur le titre d'ouverture, le sémillant Language of Love, ou l'aimable et chaloupé
Kiss Tomorrow Goodbye, est sucrée au point de menacer d'overdose un diabétique. Re-re-aïe : mais non, partez pas tous, attendez au moins la suite ! On aurait tort de s'arrêter sur ce déconcertant constat, car primo, derrière ses faux airs de poupée Barbie, la donzelle chante avec tout son cœur et ses tripes ; secondo, question cordes vocales, elle possède celles d'une authentique soprano ; et tertio, sa voix sait se durcir et se teinte souvent d'une agréable raucité, qui sans en faire une seconde
Leather Leone, lui fait gagner en punch et en authenticité (Soul
Jive, Big
Bang Theory, Time will Take Care of You).
Concernant Albert, oubliez le chant lisse et enjoué qu'il offre sur le
Fireworks de BÖC. Sombre et grave sur The Most Romantic Place in the World, où sa ligne vocale tient plus d'un récitatif évoquant le Gainsbourg de l'époque où il avait oublié qu'il savait bien chanter ; lourde d'une rage comprimée dans une cocotte-minute sans soupape sur I play the Drums ; bancale, syncopée à la limite du Hip Hop (Brain from Terra
Incognita, (
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Devil Got Your Mother) ; menaçante et linéaire dans Mad Dude... Un Albert Bouchard à découvrir, en somme.
Mais c'est dans l'interaction que les deux chanteurs donnent le meilleur : ils s'épaulent, se soutiennent, se complètent et jouent expertement des contrastes de leurs registres respectifs. Albert intervient plus en soutien sur les titres chantés par
Deborah, non qu'elle en ait besoin mais pour donner de la profondeur à ses lignes vocales : Big
Bang Theory,
Kiss Tomorow Goodbye, Time
Will Take Care of You. On appréciera tout particulièrement leur numéro de duettiste sur Love Potion #9, superbement mené a capella par
Deborah et où les bom-bom-bom d'Albert évoqueront peut-être à vos (arrière) grands parents les Compagnons de la Chanson, uh uh...
Sur les morceaux pilotés par Albert,
Deborah joue plutôt sur l'opposition. Son refrain velouté tranche avec la scansion monocorde et l'ambiance grinçante de The Most Romantic Place in The World (qui n'est autre que l'enfer) ; idem pour Mad Dude. Ses exultantes interventions aèrent le titre plombé qu'est I Play The Drums. Et elle énergise le funky heurté de Brain from Terra
Incognita.
Bon, et le
Hard dans tout ça, demanderont les rares brutes à avoir poursuivi leur lecture ? Je vous rassure, il est bien présent et irrigue tout le disque, fût-ce à dose homéopathique. Prenons par exemple (
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Devil Got Your Mother : les accents Rap déjà évoqués se mêlent aux passages les plus Heavy
Metal de l'album. On ne saurait certes le comparer au nombre de la Bête d'un petit groupe anglais un peu connu, mais moi qui exècre le Rap, j'ai fini par apprécier ce curieux morceau.
Par contre, on n'aura guère de mal à entrer dans le sudiste Big
Bang Theory ou le BÖCien Name Your Monster. Et encore moins dans Time
Will Take Care of You, qui malgré les ponctuations de saxo, fleure bon AC/DC ou
Rose Tatoo. Ici,
Deborah n'est plus du tout sucrée : une voix de sorcière, dit ma femme qui ne comprend rien à la musique mais qui pour le coup est plutôt judicieuse.
Mais il est un titre qui vaut à lui seul l'achat du disque : I Play the Drums. Guitare minimaliste, superbe charpente de basse, voix sourde et pleine de colère intériorisée, c'est un pur festival de batterie qui montre à quel point Albert Bouchard est un grand artiste (pour être honnête, il faut aussi mentionner la participation de
Deborah au cognage de fûts). Sans esbroufe ni ostentation, il expose simplement tout le feeling qu'un bon batteur de
Hard doit savoir communiquer. Et comment rester insensible à cette histoire d'un pauvre type marqué par les avanies et qui passe ses frustrations en jouant de la batterie ? « When I hate everyone, instead of going for a gun, I play the drums » : au pays des mass shootings, on gagnerait à s'inspirer des conseils de tonton Albert.
Ex-aequo avec le beaucoup plus Heavy «
Denial of Death » de 2006, « Eponymous » est au sommet de la discographie de
Brain Surgeons. Le premier et le dernier. Sans être monolithique, le dernier est sans doute plus accessible et fera mieux consensus. Mais ceux qui comme moi tenteront l'aventure du premier y découvriront peut-être quelques pépites qui méritent amplement le détour.
Merci pour la chro JL. Je vais aller écouter ça sur YT. Le "Denial of Death" est sur ma want list depuis que tu me l'as fait entendre. On verra bien si celui-ci l'accompagne. J'avoue que j'ai souvent du mal avec les albums qui mélangent trop les genres.
Sinon, tu dis que Patti Smith a failli intégrer BOC????? Ben ça alors! A quelle période?
Salut Olivier. Cherche pas trop sur U-T, y'a quasi rien; par contre, toute la disco de Brain Surgeons est sur Deezer, mais c'est réservé aux abonnés, fuck.
Pour le mélange des genres, je pense que je suis beaucoup plus allergique que toi à la fusion et aux digressions musicales bizarres. Mais en dépit de tout ce qui peut sembler partir dans tous les sens, Eponymous parvient à conserver une remarquable homogénéité. J'ai découvert en même temps la compil de 2004 et les 3 premiers albums, et c'est rapidement vers Eponymous que je me suis mis à revenir de plus en plus. On a une vraie personnalité qui émerge, là. Après, on y est sensible ou pas.
Pour Patti Smith, j'ai lu plusieurs fois ce truc, mais je ne saurais pas te donner une source. Ça devait dater de l'époque où elle était maquée avec Lanier, elle a écrit plusieurs chansons pour le Cult, mais finalement ça ne s'est pas fait. Machisme ? Il n'est pas flagrant non plus qu'elle aurait apporté beaucoup à un groupe de multi-instrumentistes qui participaient tous aux parties vocales et qui avaient acquis une sacrée personnalité collective. Masculine, pour sûr.
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