Lorsque la neige tombe en rafales serrées et recouvre tout, difficile de profiter des nuances de couleurs qu’offre un beau paysage sauvage : on a sous les yeux un manteau blanc qui s’étale à perte de vue, épousant les reliefs d’une nature silencieuse qui semble en hibernation et qui forme un rideau opaque brouillant la vue. On avance au hasard, essayant de se frayer un chemin parmi des masses claires indistinctes se faisant de plus en plus menaçantes au fur et à mesure que la nuit tombe. D’ailleurs, lorsque l’on se retourne, on constate que nos traces de pas sont immédiatement englouties par la bourrasque de sorte qu’il n’est même plus possible de savoir d’où l’on vient et de revenir en arrière : nous voilà donc condamnés à errer indéfiniment dans ces immensités de glace, gigantesque prison à ciel ouvert.
Voilà un peu ce que nous font ressentir les enregistrements de Paysage d’Hiver depuis 1997, one-man-band suisse qui évolue sous la bannière d’un black metal ambiant glacial et impitoyable mettant en scène les pérégrinations du Wanderer. Vous l’aurez sûrement deviné, ces errances tiennent plus du voyage initiatique que de la promenade de santé, et après avoir bravé l’obscurité dense de la forêt (
Im Wald en 2020) et avoir été visité par les esprits l’année suivante (
Geister, 2021), voilà que notre vagabond part à l’assaut de la montagne (
Die Berge).
La première impression qui nous submerge dès l’apparition de ces craquements sourds et menaçants, c’est celle d’une isolation totale, loin de toute vie humaine. Nous sommes désormais seul face à la montagne (nous-même ?), et il semble n’y avoir aucune trace de vie à des kilomètres à la ronde. C’est donc en soi-même qu’il va falloir trouver les ressources pour mener à bien cette ascension, sous les hurlements lugubres du vent et les rafales de neige qui semblent vouloir nous transpercer. Comme toujours chez Paysage d’Hiver, l’accordage est très grave, les basses grondant en un chant mystérieux qui semble sortir des entrailles de la terre, conférant un côté très massif et granitique à l’ensemble, une aura de puissance indicible et intemporelle qui nous saisit et nous remue les tripes. Le chant grogné de Wintherr est terrifiant, sorte de plainte haineuse et décomposée qui se perd dans les mugissements du vent, flottant comme un spectre de désolation et semblant commander aux pulsations métronomiques d’une boîte à rythme qui mitraille ses tempi impitoyables sans état d’âme. L’entrée en matière est rude, et en guise d’ascension c’est plutôt une lente descente en nous-même que l’on entame (
Urgrund), nous écorchant les mains à ces saillies de riffs noirs, roulants et obsédants ainsi qu’à ce martèlement qui pulse comme un cœur battant la chamade. Les blasts font bientôt place à un rythme plus lent, et on commence à apprivoiser l’obscurité, ainsi que ce chant d’outre-tombe dont les éructations plus douloureuses que vraiment hostiles semblent vouloir nous guider dans le noir.
Puis la corde rompt et c’est la chute libre dans un boyau de glace, le déchaînement d’un véritable catclysme, Verinnerlichung nous enveloppant dans une furie insoutenable aux blasts ultra rapides et aux riffs qui tournoient et se répètent jusqu’à la nausée, nous poussant aux frontières de la folie.
Die Berge nous dévoile là la nature sous ses aspects les plus impitoyables, une force redoutable qui déroule ses cycles de vie et de mort de façon parfaitement imperturbable, ne s’embarrassant d’aucune considération pour les ridicules parasites humains qui ne lui survivront pas et se désagrégeront dans quelques millénaires en une poussière grise dans les méandres du temps et de l’oubli. Puis, les claviers viennent distiller une pâle lueur dans ces tourbillons de neige, atténuant un peu l’angoisse primale qui nous étreint et animant la nuit d’une aura fantasmagorique, presque irréelle, comme si cette descente n’était pas réelle. Vers la fin de ce monolithe de 15 minutes, la bourrasque s’arrête, calme après la tempête, et laisse place au triptyque central Transzendenz, lent, mélancolique, et bien plus apaisé, comme pour retrouver et ramasser les morceaux éparpillés de son être après la tourmente.
Après cette errance la descente continue, et Ausstieg nous cisaille à nouveau les chairs et l’âme, mais la deuxième partie de ce nouveau monstre de glace se fait plus calme, osant même quelques mélodies de clavier, (la fin du morceau, particulièrement douce et chaude pour du Paysage d’Hiver !), pâles rayons de soleil venant timidement caresser la face moribonde et gelée des congères : on sent que la traversée des ces étendues de glace et de mort touche à sa fin, et qu’au bout du périple, une nouvelle vie devient possible, porteuse de frêles espoirs. Cet apaisement se confirme sur Gipfel, sommet que l’on atteint paradoxalement après avoir exploré les profondeurs et dernier morceau de l’album, qui dévoile une facette plus lumineuse du one-man-band suisse. Après 103 minutes éprouvantes, le voyage touche enfin à sa fin.
Vous l’aurez compris,
Die Berge est une structure sonore monumentale, et pas vraiment le genre d’album d'agrément qui s’enfile distraitement en fond sonore entre le fromage et le dessert. Ces six titres sont exigeants, suintant une musique profondément misanthrope qui s’écoute loin du vacarme des autres et des gesticulations futiles que beaucoup appellent l’existence humaine, la bande originale d’une nature superbe et indifférente dans ses cycles de destruction et de renaissance ainsi qu'une quête initiatique à la recherche de soi-même. L’art sonore de Wintherr demande un véritable effort d’immersion, il se vit et se subit plus qu’il ne se consomme, guidé avant tout par une émotion omniprésente qui nous submerge et transcende les frontières de la simple musique pour incarner quelque chose de plus spirituel.
Bien sûr, Paysage d’Hiver ne s’adresse clairement pas à tout le monde, nous perdant volontairement dans des morceaux extrêmement répétitifs et dépouillés, terriblement longs et minimalistes, et ceux qui s’attendent à un black atmosphérique bien propret aux gentilles mélodies de clavier peuvent passer leur chemin. Tous les titres ne sont pas aussi immersifs, et on pourra sentir quelques longueurs, notamment sur les titres les plus lents qui ne sont pas habités par ce souffle de haine primale et intemporelle faisant passer les siècles comme des minutes (Tranzendanz III, qui aurait gagné à être amputé de quelques minutes), mais pour peu que l’on soit sensible à ce genre de musique, on renoue avec la magie des démos et de l’incroyable
Im Wald, loin au-dessus d’un
Geister un peu décevant qui semblait avoir en partie perdu l’âme de Paysage d’Hiver.
Quoi qu'il en soit, si vous n’avez pas peur de vous retrouver seul face à vous-même et d’affronter vos démons, Paysage d’Hiver vous offre une échappée autrement plus dépaysante et thérapeutique qu’un Everest formaté qui s’offre désormais aux influenceurs fortunés. Alors si vous vous sentez prêt, couvrez-vous bien, prenez votre piolet, chaussez vos crampons, retenez-votre souffle, et osez entamer la descente dans le gouffre de vos propres profondeurs…
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