« La terreur n’est rien d’autre que la non-acceptation de ses propres cauchemars »
Stephen
King
Ressentir la peur. La sentir se frayer un chemin en nous, dans les sombres recoins d’une personnalité aussi complexe que le cerveau humain peut la concevoir. La sentir. La savoir près. La sentir. Mais ne jamais la voir…
Décrire la peur chez un être est un exercice peu évident, la façonner de ses propres mains à travers l’art l’est encore plus. Laissons les banalités horrifiques de côté, lâchons la violence physique au profit d’une terreur psychologique toujours plus intense que son homologue corporelle. Plongez-vous dans un grand trou noir de connaissance, faites le vide, découvrez les sombres tourments cartésiens d’un espace intérieur vide de toute matière. Le vide…l’expérience "Blackjazz" peut ainsi commencer…
Schizophrènes de la musique extrême, les norvégiens de
Shining (à ne pas confondre avec les autres cinglés suédois) avait créés en 2007 avec "Grindstone" un disque pour le moins original et dérangeant, dans lequel le monde industriel s’accouplait avec véhémence avec un jazz déstructuré et anti-naturel. Trois ans plus tard, c’est avec un sommet de furie musicale que les norvégiens reviennent pour accoucher d’un monument qui est déjà prêt à marquer de son empreinte le monde étriqué de la musique avant-gardiste et expérimentale.
Imaginez un espace dans lequel les instruments hurlent une démence affreusement synthétique et grinçante, glaçante d’inhumanité et terrifiante de malsain. Les percussions perdent leur impact naturel au profit de sonorités si synthétisés qu’elles en deviennent profondément mécaniques, sans une once d’humanité, sans une bribe de chaleur, sans vie.
Shining dépeint un monde mort-né, terriblement angoissant car l’homme semble ne plus y avoir sa place, si ce n’est dans les sombres échos d’un saxophone fou qui parait vous rire au nez, ironiquement, du spectacle qu’il délivre devant vous.
Quand aux vocaux, ils ne sont que l’élucubration de la folie pure d’une âme en exile, cherchant sa propre rédemption, sa propre paix intérieure et errant dans les affres d’une décadence commune. Entre narration emplis de dépression et hurlements saccadés déshumanisés par des machines dominatrices, les parties vocales ne sont que la confirmation d’un monde en proie à son déclin personnel.
"Fisheye" pose un constat glauque par l’introduction de sonorités électroniques froides et saccadées, tandis que la batterie libère un rythme free jazz assez hallucinant de technique (le batteur est véritablement monstrueux tout le long du disque). Une narration prophétique s’empare du morceau, interrompu par des instants purement mécanique, comme attaqué de l’intérieur. Parfois comme au bord du gouffre, de la rupture, il s’engouffre dans une folie blast schizophrénique dans laquelle l’auditeur sombre dans un vortex de furie furieuse où les repères sont simplement inexistants. Puis le saxophone…dément, incontrôlable, perturbé, s’ajoute à ce cirque terrifiant. La peur s’installe, le doute également…et si tout ceci était proche de nous…
Que dire d’un "Healter Skelter" purement indescriptible tant il est incongru ?
Free jazz complètement fou, partie de batterie à la limite de l’autisme, saxo autodestructeur sombrant sur lui-même…on sombre dans une cruauté musicale qui ne nous agresse pourtant pas.
Ovni d’un monde en marge,
Shining pénètre parfois les sentiers escarpés déjà empruntés par un
Nine Inch Nails ou un Clint Mansell (
Requiem for a
Dream pour l’aspect effroyable) pour enrichir son art d’une touche chaotique parfois proche de l’ambiant. "Blackjazz Deathtrance", périple suicidaire de plus de dix minutes, voit le groupe tomber inlassablement dans les abimes du désespoir. Aux sonorités purement mécaniques de machines semblant bugger suit un rythme de batterie que seul Lofthus peut comprendre. Une longue descente aux enfers servant d’entracte à une œuvre à elle-seule. Chaos bruitiste évoquant quelque peu le
Meshuggah de "
Chaosphere" (particulièrement "Elastic") dans l’esprit (même si bien plus en mouvement),
Shining déclenche une offensive complètement synthétique où les guitares se noient littéralement dans des samples étouffants qui prennent tant au tripes que le mal-être en deviendrait insupportable. "
Omen" ira encore plus loin dans le chaos opaque et complètement abstrait tant les lignes rythmiques et mélodiques s’effacent au profit du seul ressenti de la terreur ultime. Des images de dévastation, de désolation et de charniers envahissent un esprit désormais à jamais tourmenté.
A l’inverse, "The Madness and the Damage Done pt.I" tente encore de proposer un résultat musical purement avant-gardiste, et non uniquement émotionnel. Les vocaux alternent entre indus et touche black que seul eux pourront de toute façon comprendre. Les blasts s’enchainent à une vitesse incroyable, qu’ils soient naturels ou samplés (le second étant naturellement plus dérangeant que le premier…). Cependant, c’est lors d’un pont complètement psychotique que
Shining lâche encore toute sa folie, créant un chaos de plus en plus vaste et intense, à l’instar d’une mécanique qui serait sur le point de définitivement exploser.
Évoquer le génie d’oser reprendre
King Crimson ("21st
Century Schizoid Man") dans une forme aussi malsaine ne fera que souligner encore plus que les norvégiens viennent de signer un exploit durable et qui risque de s’installer dans les opus avant-gardistes majeurs des prochaines années. Un
King Crimson étouffé, malmené, hurlé, déchiré et écartelé dans la souffrance la plus pure et viscérale, la décrépitude intellectuelle la plus lamentable possible.
Où en sommes-nous après ceci ? Avons-nous peur ? Voyons-nous quelque chose différemment ? Une chose s’est produite, un lien s’est brisé…l’état de pourriture humaine en nous est désormais plus forte, l’espoir plus loin, le futur plus sombre. Le silence s’installe…pesant, lancinant…lui aussi se moque…dans cette optique, que faire, si ce n’est plonger de nouveau dans ce "Blackjazz" ? Les séquelles sont désormais inévitables, qu’on le veuille ou non. Un pas a été franchi…le gouffre est désormais béant…
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