Phobos (FRA-2)

 

Depuis plus de vingt ans, à l'écart des groupes de metal industriel historiques, le projet français P.H.O.B.O.S. initié par Frédéric Sacri (machines, effets, voix) a tracé sa voie expérimentale avec une abnégation solitaire. Avec son nouvel album "Bleaker Beater" sorti il y a quelques mois sur son label Megaton Mass Products, il a opéré un virage inattendu aux frontières de l'electronica, du dub et du black metal, tout en gardant un extremisme sans compromis dans sa démarche. Mani Ann-Sitar (machines, effets) a bien voulu en dévoiler un peu plus sur ce qu'il y a derrière la musique obscure de P.H.O.B.O.S.  

[Par JeanEdernDesecrator]
Visuels par Synckop

AU BOUT DE L'EXTREME SANS INSTRUMENTS

JeanEdernDesecrator (Spirit Of Metal):  : Quand avez vous mis en chantier "Bleaker Beater", c'était dans quel état d'esprit, aviez-vous un but ?
Mani Ann-Sitar (P.H.O.B.O.S.) :
Plus que jamais, c'est l'environnement technologique que nous nous sommes imposé qui a dicté le processus de composition. Nous étions frustrés voire exaspérés par la MAO pour nos parties électroniques. Il était devenu insupportable de créer de la pulsation, de la matière sonore, un flux musical, les yeux rivés sur un écran d'ordinateur, les mains occupées par une souris et des raccourcis clavier. La conception des albums de P.H.O.B.O.S. ayant toujours été conditionnée par nos instruments et nos outils techniques et informatiques, cette fois-ci nous avons décidé de ne faire confiance qu'à nos oreilles. Et pas à la représentation de fonctions mathématiques, à l'affichage de curseurs, potentiomètres ou autres commandes virtuels. Il a donc fallu passer par une configuration centrée autour de vraies machines musicales, à contrôler physiquement, avec la gratification de palper l'analogique, de sculpter en direct la matière sonore et de la faire évoluer uniquement par l'écoute.
Inévitablement ce nouveau mode opératoire a nécessité une phase d'apprentissage conséquente, beaucoup d'interrogations et de remises en cause. Composer pour P.H.O.B.O.S. n'a jamais été punk ou rock'n'roll, en faisant chauffer les amplis, en branchant les guitares et en lâchant des riffs en salle de répet, avec l'espoir que des idées géniales en ressortent. Chez nous, un brainstorming plus ou moins poussé est toujours le préalable à la création ; ce qui nécessite une configuration technique élaborée et disponible sanscontrainte temporelle. Seul un environnement personnel et hermétique permet de travailler dans ces conditions. C'est dans ce but que Sapel Lomor, notre studio pro, a été bâti il y a quelques années, avec isolation phonique et traitement acoustique, nous offrant le cocon idéal pour les phasesd'expérimentation, de prises de son, de mixage et de production. Donc pour te répondre, en démarrant la conception de "Bleaker Beater", nous ne savions pasencore exactement vers quoi nous nous dirigions, mais nous savions comment nous ne voulions plus composer.

 

JED : L'album semble dépourvu de guitare, de basse, ou d'instruments analogiques ... est-ce réellement le cas ?
Mani Ann-Sitar :
Lorsque la maîtrise de nos machines a permis de donner naissance aux premières compositions, il s'est vite avéré que les parties électroniques étaient suffisamment riches et pertinentes pour que l'on puisse s'affranchir d'autres instruments comme guitares et basses. De notre point de vue d'artistes, avant toute catégorisation par "genre" ou "scène", la musique est avant tout une combinaison de textures et de rythmes. Il nous importe peu de savoir que ces sonorités aient été obtenues à partir de guitares jouées par des humains, puis post-produites, ou à partir d'éléments programmés, synthétiques ou joués live. La source fondamentale reste l'électricité, qu'il faut savoir modeler et faire véhiculer jusqu'à la psyché, via les oreilles et les neurones. Et dans cette optique, notre arsenal analogique, libéré des ordinateurs, et échafaudé autour de samplers, compresseurs, filtres, processeurs d'effets, etc. constitue un outil déjà suffisamment puissant. Ces différents éléments, conçus et assemblés par des marques suédoises et lituaniennes, bien connues du milieu techno-electroindustriel, sont complexes à dompter, et reposent sur une architecture peu intuitive. Mais les résultats sonores ont tellement été au-delà de nos attentes que "Bleaker Beater" s'est rapidement transformé en un album de musique électronique au sens large. Accessoirement, nous avons pensé intéressant, surtout pour les fans d’électro-dub-industriel, de proposer une version instrumentale et réarrangée de l'album, en complément de la version CD.

 

JED : Les titres des morceaux semblent reliés, ou au moins dans le même thème ; on peut dire que "Bleaker Beater" est un genre de concept album ? De quoi parlent les paroles, pour résumer ?
Mani Ann-Sitar :
Même si les textes ne constituent pas l'intention première dans la démarche artistique de P.H.O.B.O.S., ils ne sont pas considérés à la légère, et il est nécessaire que leur raison d'être soit liée à du vécu, du ressenti, voire des angoisses personnelles. "Bleaker Beater" a été conçu alors que Frédéric sortait d'un accident cardiaque plutôt sérieux. Sans entrer dans les détails médicaux, différentes phases physiologiques et mentales liées à l'évolution de cette maladie ont formé le cheminement thématique et chronologique de l'album, du premier au dernier morceau. En décodant les titres et les textes (disponibles dans la version vinyle), l'auditeur pourra, s'il le souhaite, pénétrer un univers fait de dysfonctionnements sanguins, d'infections lymphatiques, de dérèglements myocardiques et autres arythmies, et qui s'estompe dans une renaissance fragile.

 

UNE ENTITE A DEUX TETES


JED : Vous êtes dorénavant deux dans P.H.O.B.O.S, quel est votre rôle à chacun ? Quel serait pour toi le line-up idéal si tu avais une baguette magique ?
Mani Ann-Sitar :
J'ai intégré P.H.O.B.O.S. en 2016, plus par affinité avec la musique que dans le but d'occuper un poste précis. La tête pensante reste bien entendu Frédéric, fondateur du projet et seul décisionnaire en ce qui concerne la direction musicale et conceptuelle, le fonctionnement de notre label, le studio, entre autres. Néanmoins, étant plus passionné que lui par la technologie de nos machines, et disons le, plus débrouillard dans leur mise au point et leur manipulation, une grande latitude m'a été accordée dans ces domaines. En contrepartie, mon expertise et mes suggestions influencent parfois son inspiration, voire sa vision finale. Pour "Bleaker Beater", j'ai réussi à le convaincre de laisser les guitares de côté, ce qui n'était pas gagné d'avance. Cette décision n'a pas plu au label avec lequel nous sommes encore sous contrat.
Mais le plus important était d'être totalement satisfaits de notre création. Quitte à devoir gérer sa diffusion nous-mêmes. Quant à la répartition des rôles de chacun du point de vue de l'exécution musicale, cela dépend vraiment des passages que nous travaillons. Généralement lorsque nous improvisons, l'un de nous gère les rythmiques et programme les beats, pendant que l'autre s'occupe des nappes, textures ou autres sonorités. Et nous inversons ces rôles suivant l'inspiration du moment, il n'y a pas de règle figée. Par contre, même si elles sont absentes sur le dernier album, les guitares restent les outils de prédilection de Frédéric, de même que la capture et la production des voix. Et en ce qui concerne le line-up idéal, il faudrait plutôt lui poser la question. Lui seul sait où il veut mener P.H.O.B.O.S., et avec quels moyens humains...

 

JED : Les vocaux sont très particuliers, on a presque l'impression que c'est un ou plusieurs personnages qui parlent ou hurlent, des incarnations... Comment intégrez-vous le chant dans la musique ?
Mani Ann Sitar :
Les prises des voix sont assurées par Frédéric. Un travail conséquent qu'il effectue seul, une fois la musique terminée, et dans un état spirituel que je ne saurais te détailler. Je sais juste qu'il transforme sa matière vocale au moyen de divers outils de production, pour qu'elle se fonde dans l'atmosphère musicale. Il s'agit de ne pas trop conserver le naturel de ces voix, ce qui signifierait que l'on accorde encore une trop grande importance à un chanteur. Nous devons dépasser l'humain par le son, quitte à sacrifier la voix.

 

JED : Avec le recul, comment considères-tu le précédent album de P.H.O.B.O.S., "Phlogiston Catharsis", un certain aboutissement de votre musique, une incarnation parmi d'autres ? Tout à fait autre chose ?
Mani Ann-Sitar :
Les différents albums et EPs de P.H.O.B.O.S. présentent chacun leur particularité. Ils sont les témoins de nos envies et de nos capacités à l'époque de leur création, sans forcément suivre une ligne préétablie. "Phlogiston Catharsis" ne déroge pas à la règle. Néanmoins on peut y retrouver des éléments déjà entendus lors des précédentes parutions, mais de manière plus concise, plus directe. D'où une tendance à des morceaux plus courts, avec une production mieux maîtrisée, qui aurait appris des imperfections du passé. Il n'est pas dans notre raisonnement de catégoriser un album terminé en terme d'aboutissement. Cela signifierait que nous n'aurions plus rien à proposer par la suite. Il s'agit plutôt d'un palier supplémentaire, du meilleur achèvement que nous pouvons apporter à un instant donné à un projet sonore et thématique global.


LA CREATION COMME EXPERIENCE


JED : Il y a un travail impressionnant sur le son en lui-même, la saturation, la texture. Comment obtienez-vous ce résultat, en faisant des expériences, où est-ce que vous savez par avance ce que vous allez faire ?
Mani Ann-Sitar :
Cette densité et cette originalité sonores sont propres aux machines évoquées précédemment. Nous aurions difficilement obtenu ce rendu, ce côté organique, à partir d'émulations informatiques de synthés ou des plug-ins. Même d'autres machines hardware plus courantes et orientées musiques "urbaines" ou hip-hop (non, je ne citerai pas de marques...) sonnent "petites", "plates", comparées aux nôtres. Mais les machines ne font pas tout. Il faut prendre le temps de creuser dans leurs capacités, expérimenter. Parfois on parvient au son recherché en s'obstinant ; et parfois, par accident, par une "erreur" de manipulation, voire un contre-emploi, on tombe sur LE truc, qui sera une révélation dans notre cerveau. Cet instant est jouissif, et on essaiera à tout prixde reproduire les conditions techniques de son apparition magique, avec plus ou moins de succès.

 

JED : Votre processus de création inclut de la performance live, donc j'imagine des répètes, c'est difficile à imaginer pour une musique aussi synthétique. Est-ce que ce travail se fait sur des parties distinctes, où est-ce que vous répétez et jouez le morceau comme il devrait sonner sur album ?
Mani Ann-Sitar :
Et pourtant, beaucoup de musiques synthétiques ou électroniques peuvent être jouées en temps réel, en direct. Elles ne sont pas forcément totalement programmées, malgré l'usage de plus en plus systématique de séquences préenregistrées dans les "lives" électro-industriel, électro-métal, sans parler du hip-hop, qui s'apparentent de plus en plus à de vulgaires karaokés... Pour en revenir à "Bleaker Beater", une fois conçues, assemblées et répétées, les séquences intra-machines ont été enregistrés lors de captations live intégrales, avec environ une dizaine de prises différentes pour chaque morceau. Après avoir sélectionné celle qui nous semblait la meilleure version, nous n'avons fait intervenir la MAO qu'en phase finale, pour l'élaboration des fichiers de prémaster, sans mixage, éditing ou effets. Voilà pour le processus d'enregistrement, qui reste assez technique dans son descriptif, je ne sais pas si cela répond complètement à ta question.

 

JED : La musique de P.H.O.B.O.S est très expérimentale, est-ce que parfois vous vous demandez si vous n'allez pas trop loin ?
Mani Ann-Sitar :
"Aller trop loin" suppose que des balises à ne pas franchir ont été posées. Or nos seuls référentiels proviennent de notre éducation musicale, façonnée par des décennies d'écoute compulsive de musiques très disparates. Ces référentiels ne prennent pas en compte des paramètres comme l'accessibilité, la théorie, la facilité, la durée ; encore moins le caractère « catchy » ou commercial. Nous créons une musique exigeante qui résonne en nous, à destination d'un public exigeant et ouvert. C'est par cette démarche que nous osons croire que nous participons à la progression de l'art sonore.


HORS DE LA BULLE HYPNOTIQUE


JED : Est-ce que tu considères P.H.O.B.O.S comme faisant partie d'une mouvance, d'une scène ? Y a-t-il des artistes desquels vous vous sentez proches ?
Mani Ann-Sitar :
Les albums de P.H.O.B.O.S. sont assez différents musicalement, donc difficile je pense de nous rattacher à une scène spéciale du métal extrême ou de l'industriel. Au sens large je dirais que P.H.O.B.O.S. fait partie des mouvements musicaux expérimentaux, défricheurs, etc. Mais nous ne voulons pas tomber dans la labellisation facile en nous liant aux scènes "métal d'avant-garde", "industriel expérimental", ou je ne sais quoi. C'est le rôle des médias ou des attachés de presse de prendre le temps de coller les étiquettes nécessaires à la commercialisation. Nous préférons que l'on sente que notre musique est liée à d'autres musiciens-producteurs persévérants, à la créativité affirmée. Sans bien sûr nous mettre au même niveau qu'eux, je pourrais citer rapidement quelques pointures comme Lee "Scratch" Perry, Thomas "Quorthon" Forsberg, Adrian "Tricky" Thaws, Denis "Piggy" d'Amour ou encore Kristian "Varg" Vikernes, qui nous servent de modèles artistiques. Soit des visionnaires solitaires qui ont engendré de nouvelles voies sonores, voire de nouveaux univers.

 

JED : P.H.O.B.O.S a une identité visuelle très forte avec ses artworks, faits par l'artiste Synkcop, mais il n'y a aucune vidéo. Avez-vous pensé à explorer cet aspect, d'une manière ou d'une autre ?
Mani Ann-Sitar :
A quoi bon? Ayant grandi à La Réunion, nous appartenons à une génération pré-MTV, pré-internet, qui a appris à découvrir et apprécier la musique par l'écoute seule, à l'écart de toute promotion racoleuse et répétitive sur des écrans. Notre regard n'était attiré que par les pochettes de disques, ou par quelques photos promos d'articles de presse. Nous déplorons que l'industrie, même "indépendante", se soit pliée au diktat du divertissement visuel attendu par la masse. La musique est trop parasitée par une profusion d'artifices graphiques, qui prennent le dessus sur la proposition sonore. La triste conséquence est, qu'en plus des coûts de fabrication, il devient de plus en plus onéreux de lancer un album, avec le passage obligé qu’est devenu la création de clips. Clips qui seront hâtivement visionnés (pour ma part, je n'en regarde quasiment pas) sur un écran ridicule et avec un son merdique. En parallèle, les budgets accordés par les labels pour la production studio s'amoindrissent, voire disparaissent. Une dérive insupportable, qui va logiquement de pair avec notre société du paraître. La musique est un art sacré, dont l'essence doit rester le son qui se connecte à l'esprit, sans travestissement ; le reste n'est qu'emballage. Position rétrograde et radicale peut-être, mais c'est la nôtre.

 

JED : Il y a eu une époque où P.H.O.B.O.S a fait des concerts, est-ce que vous prévoyez de revenir sur une scène un jour ? Avec les morceaux de vos deux derniers albums, il y a de quoi faire un set intéressant...
Mani Ann-Sitar :
La "carrière scénique" de P.H.O.B.O.S. se résume à un seul concert, aux Pays-Bas en 2003, prestation dont Frédéric ne garde pas un souvenir mémorable, mais qui l'a conforté de faire de son groupe un projet studio à part entière. Malgré quelques offres intéressantes de promoteurs, dont celle d'un certain festival tchèque connu, nous refusons de transformer notre création sonore en spectacle. Pour être définitivement clairs sur ce sujet, en temps qu'artistes nous ne sommes pas contre l'interprétation de certaines musiques en live. Mais suivant son intention, toute création musicale ne doit pas forcément avoir pour finalité le divertissement des masses. Surtout lorsque cette création puise dans les fondements les plus négatifs, nihilistes et misanthropes de l'esprit humain.
Travestir une captation sonore initialement pure et unique pour en faire un spectacle à répétition pour un public avide de sensations fortes, cela relève de la mascarade et de l'indécence. Demande t-on à un peintre, à un sculpteur ou à un cinéaste, une fois leur œuvre figée, de la reproduire ad nauseam afin de pouvoir juger de l'authenticité ou de la pertinence de son auteur ?


Je te laisse méditer sur cette réflexion finale, et te remercie pour ton intérêt pour la musique de P.H.O.B.O.S. Et merci à Spirit Of Metal pour son soutien depuis toutes ces années.


JED : De rien, quand on aime, on a envie de faire partager sa curiosité ! Merci pour ces réponses développées !

 

Vous pouvez retrouver P.H.O.B.O.S. sur :

http://www.facebook.com/phobosindustrial/

http://megatonmassproducts.bandcamp.com/

 

interview réalisée par JeanEdernDesecrator

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