L’idée avait de quoi surprendre. Sans revenir intégralement sur la naissance du projet déjà très bien décrite dans la chronique du précédent opus,
Zeal & Ardor a fait parler de lui en mélangeant des choses totalement antinomiques et à première vue impossible à marier. L’union maudite du black metal et de la musique noire (l’internaute qui avait proposé le défi devait déjà posséder une belle ironie) ou “l’évolution de ce qu’aurait pu devenir le gospel et la soul s’ils avaient prié
Satan plutôt que Dieu”.
Parti d’un défi d’internaute, le mariage plaît à Manuel Gagneux, seul instrumentiste du projet et musicien autodidacte déjà bien marginal.
Plus qu’à lui, le projet rencontre un inattendu succès qui donne rapidement vie à un premier ("
Devil Is Fine") puis un second album ("
Stranger Fruit") suite auquel le musicien recrute des musiciens pour tourner intensivement dans les festivals et dans les salles. Cette musique saturée, comme un blues constamment sombre et extrême, se veut finalement originale et possédée par l’interprétation du suisse qui alterne les chants comme si sa vie en dépendait.
Le cap du troisième est là. Le projet peut tourner en rond ou prendre un second souffle et définitivement son envol. Il ne va pas sans dire que c’est clairement la seconde option qui sera de mise.
Toujours sous MKKA, le groupe a surtout profité d’une énorme promotion pour ce disque, d’une récente tournée aux Etats-Unis avec
Opeth et
Mastodon et de plusieurs millions de streams des deux précédents albums pour sortir cet album dans un contexte d’attente.
Le résultat ? Un opus éponyme sulfureux, brûlant, intelligent et explosant toutes les barrières qu’on pouvait reprocher à "
Stranger Fruit", souvent blues ou black mais rarement les deux en même temps. La production a gagné en précision, en puissance et ce méfait s’impose simplement comme la définition de l’expression de Gagneux, un mantra pour ce qui viendra dans les années suivantes, un guide.
D’une richesse rare et presque impossible à qualifier pour un album sorti en 2022 (ce qui est déjà bon signe), l’album fait passer l’auditeur par de multiples émotions mais conserve une vraie ligne directrice, sans remplissage et dans une cohérence bluffante. Dès l’intro éponyme bruitiste et dérangeante, on ressent une sensation d’urgence latente, de saleté vicieuse qui s’empare de nous. Le rythme est martial, les arrangements sont glauques et la voix claire de Manuel semble avoir gagné en maturité, en souplesse et en spectre, sachant se faire menaçante sans tout de suite aller sur le terrain du black. Des chœurs soul s’élèvent tandis qu’on sent la tension monter jusqu’à l’intro du malsain "Run" qui s’emballe très vite. Les riffs prennent de la vitesse et sifflent, le son est parfait, à la fois clair mais très organique, possédant suffisamment de grain pour conserver ce côté sacrificiel et sale tout en mettant parfaitement en avant les parties extrêmes et le chant hurlé de Manuel quand il explose. "Death to the Holy" enchaine et dévoile tout le génie de l’album. On plonge dès les premiers instants dans la musique noire américaine mais un riff implacable et black s’intègre parfaitement dans le schéma après quelques instants pour ensuite faire évoluer les deux facettes en même temps, sans que l’un ne prenne le pas sur l’autre. Le riff est vicieux, le refrain impose un chant d’une noirceur glaciale, autant dans les intonations criardes que dans les growls plus profonds. La maestria vocale impressionne et sera le leitmotiv d’un disque qui brillera par sa variété et la totale maîtrise de chacun des environnements.
Nous irons dans les tourments purement black d’un "Götterdämmerung" chanté en allemand et d’une brutalité primaire (ce riff presque indus) ou vers la magie incantatoire d’un "Church Burns" qui mêle un metal plus moderne avec un rock’n roll bluesy qu’on pourrait rapprocher d’une fusion inédite entre
Volbeat,
Jonas Joplin et un
Behemoth récent pour les cris (rien que ça). Mais plus que ça, le morceau sonne comme du
Zeal & Ardor et si les besoins de la chronique imposent souvent de trouver des comparatifs, on en vient rapidement à la conclusion que cet alliage est unique et que le compositeur tient une formule magique entre les mains. Comment ne pas être subjugué par la beauté destructrice d’un "Emersion", totalement instrumental mis à part divers hurlements ici et là pour appuyer les blast beat effrénés s'enchaînant entre des moments de poésie planants et électroniques ? Puis de sa suite "Golden
Liar" qu’on pourrait fredonner sous un soleil aride d’Arizona, face aux vastes étendues du désert avec comme seul compagnon le vent et la chaleur du désert. Un morceau chaud, organique, basé autour d’une mélodie clean et de la voix emplie de feeling de Manuel, ponctué par les coups de butoir de toms basses comme pulsation rythmique.
Chaque titre possède un intérêt, une personnalité, une étrangeté ou une bizarrerie, une émotion qui mérite qu’on s’y attarde, qu’on en dise un mot, qu’on ressente quelque chose pour lui. D’un "Erase" entre death indus et mélodie enchanteresse à un "I Caught You" puisant dans un metal moderne et syncopé pour faire exploser une rythmique thrash et surpuissante (le travail sur la production est juste exceptionnel sur ce morceau !),
Zeal & Ardor donne l’impression de repousser les limites de son expression à tous les niveaux : violence, lyrisme, agressivité, avant-gardisme et groove. Car ce "I Caught You" est sacrément groovy et donne autant envie de sauter à s’en décrocher la tête que de chantonner ses couplets, sans jamais que ça dénote ou qu’un décalage se crée entre les parties. Un travail d’équilibriste proche de la perfection ! On pourra aussi parler d’un "Bow" transcendé par l’interprétation vocale et les chants féminins ou de la mélancolie désabusée d’un "Hold your Heard Low" débutant sur un blues poisseux avant de sombrer dans un black metal hurlant et déchirant, presque atmosphérique (quels cris sur le final …).
Les énigmatiques "J-M-B" et "A-H-I-L" cloturent les débats, le premier avec un subtil mélange d’autorité et de légèreté, le second dans une aura bruitiste et démoniaque ; le tout pour environ deux minutes chacun.
"
Zeal & Ardor" est l’un des disques les plus excitants de ces derniers mois et la claque surprise de ce début d’année. A la fois irrévérencieux et solennel, il se permet de poser les bases d’un genre presque vierge sans pour autant réellement créer quelque chose de totalement nouveau ni paraître présomptueux. Parfois accessible dans sa démarche ou totalement opaque quelques instants plus tard, le projet de Manuel Gagneux est une étrangeté comme nous les aimons, qui prend définitivement son envol avec ce troisième disque. Un grand bravo qui va marquer l’année.
Tout à fait d'accord, un très très bon album, qui arrive à corriger les défauts du précédent (pas assez homogène, des interludes initéressants, un manque de symbiose entre le métal extrême et les styles plus doux). Celui-là est parfaitement homogène, notamment grâce à l'ambiance bien plus sombre que sur le précédent, les différents styles s'imbriquent encore mieux. Même si j'avais beaucoup aimé Stranger Fruit, il ne parvenait que trop rarement à égaler les moments de grâce présents sur Devil Is Fine.
Seul bémol pour ma part, le métal extrême est bien trop souvent djent ou métal moderne, mais plus vraiment black (où sont les linéaires qu'on trouvait sur Come On Down ?), à part dans le chant.
C'est d'ailleurs le gros point fort de l'album (avec l'ambiance homogène très sombre et pesante), le chant de Manuel Gagneux est encore plus maîtrisé qu'avant. Là où le chant était trop souvent soit totalement black, soit totalement pop/bluesy, il est ici beaucoup plus nuancé, souvent entre les 2. On sent de la rage et du désespoir même dans le chant clair.
Bref, incroyable la progression entre chaque album. Le mec maîtrise de mieux en mieux son univers musical.
Pour ma part, je suis un peu emprunté, avec ce nouvel album. J'avais adoré Stranger Fruit pour sa viscéralité, entre autres. Et là, la production bien plus léchée, les choeurs moins "spontanés" et les rythmiques presque djent me laissent plutôt une sensation de froideur qui ne m'emballe pas tellement. Je suis content de constater une évolution dans la musique de ce groupe, mais je n'y retrouve plus vraiment ce qui m'avait transporté à l'époque.
Par contre, il faut reconnaître les progrès vocaux de Manuel Cagneux. D'ailleurs, mon morceau préféré est Golden Liar, qui n'est pas du tout Metal, sur lequel la voix me fout des frissons (un peu de Chris Cornell ?)
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