À quoi servent les genres musicaux ? Ou plutôt la classification des œuvres musicales en « genres » ? Si cela revêt bien évidemment un intérêt pratique tant pour le(s) chroniqueur(s) que pour les auditeurs afin de décrire la musique et susciter les attentes, l'utilisation des genres n'est-elle pas une manière « d'enfermer » un artiste dans une case ? Le genre musical n'est-il pas devenu, dans certains cas, un cahier des charges, une liste de critères à remplir, de caractéristiques musicales à employer pour conforter les attentes des auditeurs ? De ce fait, l'innovation musicale ne survient-elle pas lorsque les compositeurs s'affranchissent des barrières stylistiques, lorsqu'ils ne se cantonnent pas à contenter les attentes du public et vont au-delà de ce qui était encore peu considéré comme infaisable ? La réponse se trouve peut-être dans les paragraphes qui vont suivre...
Sleep Token est un mystérieux quatuor britannique dont les musiciens ne sont pas (officiellement) connus, officiant masqués et emmenés par le chanteur/compositeur « Vessel » (ndr : vaisseau en français). La particularité du groupe réside dans le fait que toutes leurs chansons s’adressent à un dieu nommé «
Sleep » (ou du moins la retranscription de son nom) apparu à Vessel en rêve et qu'il aurait choisi pour répandre sa parole. Après 3 EPs remarqués (les sobrement intitulés "Jaws", "One" et "
Two") dans lesquels le groupe, en plus de poser les fondations de la « mythologie » liée à
Sleep, a petit à petit peaufiné son identité musicale pour enfanter son premier album intitulé "
Sundowning" en 2019. Encore une particularité, chaque morceau de l'album a été dévoilé un par un à deux semaines d'intervalle avant sa sortie, permettant habilement au groupe d'accroître sa visibilité.
Si
Sleep Token s'est déjà forgé son univers particulier, leur approche musicale n'en est pas moins singulière et un univers à elle toute seule. Imaginez une cathédrale à l'heure de la messe dont les chants religieux étaient composés par Coldplay, Hozier,
Deftones,
Meshuggah et Sigur Rós et arrangés par un beatmaker qui, de temps à autres, viendrait y ajouter quelques influences trap bien senties. Si sur le papier cette association de styles semble incongrue et s'apparente même à un cauchemar pour 99% du lectorat de ce site, prenons quelques instants pour nous attarder sur cet album et décrypter comment le groupe tire son épingle du jeu.
Tout commence avec "The
Night Does Not Belong to
God", morceau d'introduction relativement calme, qui, bien que répétitif, oscille entre une ambiance éthérée, presque onirique et une certaine lourdeur apportée par la batterie sur le premier refrain et les guitares sur le second. La voix de Vessel se perd dans un écho au milieu des claviers et d'un piano réverbéré tout en retenue. Si le morceau semble contemplatif et romantique, il cache une grande mélancolie en raison du thème abordé : le syndrome crépusculaire (ndr :
Sundowning en anglais, d'où le titre de l'album).
C'est cependant avec "The Offering" que les choses sérieuses commencent ; une guitare synthétique cristalline et réverbérée, des claps, une boucle de synthé EDM qui monte en puissance, on s'attend à écouter un morceau de dancehall jusqu'à ce fill de batterie qui introduit un riff de guitare très lourd et carré. Il y a quelque chose dans ce riff à la fois hypnotique et terriblement catchy ; inertie n'est pas le terme qui convient, mais c'est celui qui vient à l'esprit (pour paraphraser Chuck Palahniuk). S'ensuit un couplet calme, très mélodique et épuré où la voix de Vessel passe de graves solennels à des aigus plaintifs avant qu'un susurrement inquiétant ne réintroduise le riff principal. Le morceau continue à alterner moments de grâce et lourdeur jusqu'à ces dissonances annonciatrices d'un cri de rage et d'un breakdown dévastateur qui s'étire pour conclure le morceau dans un long fade out.
Un morceau qui, en à peine 6 minutes, résume parfaitement ce qu'est qu'est
Sleep Token et démontre le talent du groupe pour développer des ambiances accrocheuses, emmener l'auditeur dans son monde et (parfois) l'anéantir lors de breakdowns pachydermiques, où les 8 cordes sous-accordées oscillent entre coups de boutoir et dissonances.
Ce schéma est parfaitement repris sur "Higher", un morceau très sombre aux multiples couches ambiantes, oscillant entre Post Rock et Pop Moderne, qui monte en puissance et se termine dans un breakdown cataclysmique évoquant des groupes tels que
Meshuggah ou Frontierer pour le côté bruitiste.
Sans atteindre les mêmes extrêmes, on retrouve une structure similaire sur plusieurs morceaux, notamment "Levitate" et "Say
That You
Will", qui s'apparentent à un mélange de Gospel et Shoegaze conclu par des riffs de guitare pesants. "
Dark Signs" part d'une base Trap mélodique aux ambiances très travaillées pour aboutir à un final rock mélodique. D'autres morceaux comme "Give" ou "Drag Me Under" restent calmes et servent davantage de transition, conférant à l'album un côté profondément religieux et spirituel, tandis que "Gods", le morceau le plus violent de l'album ne va pas par quatre chemins et assène un uppercut d'entrée avec ses faux airs de
Deftones, lorsque la bande de Chino Moreno succombe à ses penchants les plus brutaux.
Autre morceau très accrocheur, "
Sugar" débute avec des arpèges de synthé rétro et la voix de Vessel qui instaure une ambiance suave et érotique, et s'achève en morceau Rock/
Metal puissant au refrain imparable. Il y a un je ne sais quoi dans ce morceau qui évoque les chansons plus calibrées de "
The Dillinger Escape Plan".
L'album se conclue par le superbe "
Blood Sport", une ballade au piano, qui monte en intensité, jusqu'à ce qu'une batterie au son énorme amène un sentiment d'urgence avant le dernier refrain plein d'intensité où toutes les couches mélodiques du morceau viennent se superposer aux guitares et s'achever lorsque les sanglots de Vessel viennent achever l'oeuvre conceptuelle que représente "
Sundowning".
Oeuvre conceptuelle car on sent et comprend que les 12 morceaux composant cet album sont reliés entre eux et que Vessel utilise ses « conversation » avec
Sleep comme métaphore pour aborder des thèmes plus personnels et profonds. Comme décrit plus haut, "The
Night Does Not Belong to
God", pris au premier degré, ressemble à une révélation divine et la découverte d'un être vénéré (alors que le morceau traite du syndrôme crépusculaire). "Higher" semble à la fois aborder une remise en question de ses croyances et de sa foi et une relation compliquée avec un être cher, notamment avec la phrase « I am granting you more than the debt that I owe » (ndr : Je t'apporte plus que la dette que je te dois) ; tandis que "
Blood Sport" joue habilement des mots pour critiquer les guerres de religion et le fanatisme, mais également décrire les conflits relationnels dans son refrain : « I made loving you a blood sport » (J'ai transformé le fait de t'aimer en sport sanguinaire).
On pourrait presque supposer que l'album en entier est une critique des religions, alors que chaque morceau pris à part aborde un thème précis et plus personnel. Il y a une géniale mise en abyme entre le premier degré des morceaux, leur sens véritable et enfin ce qu'ils peuvent représenter dans le contexte de l'album.
Si le groupe semble exceller dans la maîtrise des textes et des thématiques abordées qu'en est-il de la musique ? Piochant allègrement dans tous les courants de la musique Pop Moderne et y ajoutant des touches de Rock,
Metal alternatif et parfois Djent/
Deathcore ,
Sleep Token tisse un canevas musical sur lequel il n'a plus qu'à coucher ses émotions. La qualité de composition fait que tous ces éléments réussissent à cohabiter au sein même des chansons ; il y a parfois ce sentiment étrange d'écouter ce que donnent les éléments les plus artificiels et superficiels de la musique mainstream lorsqu'ils sont confiés à des artistes qui prennent la peine d'en faire quelque chose de réellement artistique. Si la guitare et la basse ne sont pas toujours présentes et restent somme toutes assez basiques, elles s'intègrent parfaitement avec les autres instruments notamment les ambiances synthétiques, le piano et les arrangements modernes.
Le chant est définitivement une des forces de cet album. Passant d'une voix grave et solennelle à des falsetti remplis d'émotions ou bien des vocalises évoquant Sigur Rós, la voix de Vessel dicte l'humeur des morceaux, annonce les changements d'ambiance et transporte l'auditeur au cœur des démons qui l'habitent. L'utilisation de l'auto-tune pourrait choquer au premier abord, mais on sent que c'est ici un choix esthétique qui renforce le côté onirique et surnaturel de la musique. De plus, on remarque aisément que derrière l'effet il y a un chanteur en pleine maîtrise de son instrument et des émotions qu'il souhaite véhiculer.
Enfin, mention spéciale au batteur, absolument exceptionnel, dont le jeu riche et fouillé transcende les morceaux. Que ce soit sur "The Offering", où ses fills au feeling si particulier donnent un groove inattendu aux riffs, ses grooves polyrythmiques sur "Gods", ou encore le second couplet de "
Blood Sport", le batteur apporte énormément à la musique. Il y a indéniablement du Abe Cunningham dans son jeu avec parfois le côté survolté de Baard Kolstad (
Leprous), mais avec un ressenti et un sens du placement rythmique tout à fait personnels.
La production est absolument parfaite, claire et puissante, chaque instrument y trouve sa place. Encore une chose que la groupe a intelligemment prise à la Pop Moderne : la qualité de la production ; et même si la musique pourrait revêtir un côté artificiel à cause de cela, ce sentiment s'estompe rapidement après quelques écoutes lorsque l'on comprend définitivement que le groupe maîtrise l'art de la composition et ses instruments (batterie, chant, piano, guitares, …). Encore une fois, la production est ici un outil pour sublimer les morceaux et non la finalité première de la musique (contrairement à une grande partie de la musique mainstream) ; en ce sens, on pourrait rapprocher cet album du "Pitfalls" de
Leprous sorti sensiblement à la même période.
Mises à part quelques longueurs sur les morceaux plus calmes et atmosphériques (l'enchaînement de "Take
Aim" et "Give", ou bien "Say
That You
Will" et "Drag Me Under"), l'album jouit d'une grande cohérence et au final "
Sundowning" est une œuvre audacieuse et novatrice, qui ne se donne pas de limites stylistiques et dont le
Metal n'est qu'une composante d'un canevas musical et émotionnel qui dépasse le simple cadre des genres.
Sleep Token sort avec "
Sundowning" une œuvre complète, un album qui peut vous happer tout entier pour peu que vous fassiez preuve d'un peu d'ouverture d'esprit.
Définitivement l'un des albums les plus marquants et novateurs de la fin des années 2010 !
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