C’est en l’an
1994 que les explorateurs de l’art musical
The 3rd and the Mortal plantent, avec l’EP "
Sorrow", le premier étendard du gothic / doom en terres scandinaves.
Le gothic / doom ou un genre à la croisée des pesants et monolithiques chemins du doom / death et de la gothic / darkwave évoquant des paysages à l'esthétique raffinée, marqué notamment par l'intronisation d'orchestrations baroques et de chant clair harmonieux.
Bien que devenue aujourd'hui (et depuis longtemps) monnaie courante, la démarche d'employer une demoiselle revêtant des atours de soprano lyrique pour exprimer cette composante vocale claire était, à l'aube des années 90, encore aussi rare qu'osée dans le metal extrême. Si rare qu'à cette époque l'on ne retrouve que deux témoignages s'apparentant au gothic / doom à chanteuse : du côté outre-Manche avec
Paradise Lost et son aventureux "
Gothic" de 1991 (la pierre angulaire du genre, sombre et classieuse) et du côté des terres bataves avec
The Gathering et son kitschissimement ornementé "Always" de 1992. Et il faut donc se projeter encore une paire d'années plus tard pour voir émerger du nouveau à l'échelle mondiale (et du côté de la Norvège en particulier) avec ce fameux "
Sorrow" qui nous intéresse ici.
Grâce à cet EP scellant le pacte avec la maison locale
Head Not Found /
Voices Of Wonder, le sextet de Trondheim transmit un héritage qui sera perpétué en sa contrée par le tandem
Theatre Of Tragedy /
Funeral en 1995. Un legs ensuite développé jusqu'à l'explosion artistico-mercantile des hordes à frou-frou envahissant les bacs sous l'égide de
Napalm Records à la fin des années 90 (
Tristania,
The Sins Of Thy Beloved,
Trail Of Tears), à l'heure où le genre gothic / doom tomba bien malgré lui sous le joug de l'appellation "metal gothique", plus généraliste et (malheureusement) habillée d’une connotation devenue péjorative.
The 3rd and the Mortal et "
Sorrow", fossiles préhistoriques de l’évolution ayant conduit au "metal goth à la norvégienne" …
…
Assurément … car l'influence qu'ont pu avoir des morceaux tels que "Grevinnens Bønn" et "Ring of
Fire" sur le début de carrière de
Theatre Of Tragedy est évidente, criante. Les germes du spleen baudelairien avaient déjà pris bien belle forme en ces terres de contrastes où le riffing grondant et distordu le dispute aux leads mélodiques déployés sur une rythmique de plomb, où les envolées lyriques se détachent d'un environnement où les atmosphères envoûtantes sont reines. Et comment ne pas voir non plus en cette aussi séduisante qu'énigmatique Kari Rueslåtten, déesse au chant ensorcelant et à la présence éthérée, la muse inspiratrice de bon nombre de figures de proue du genre, et des plus réputées telles
Liv Kristine (
Theatre Of Tragedy) et Anita Auglend (
The Sins Of Thy Beloved).
… Mais pas seulement … car dès sa première sortie officielle (et même dès ses premiers enregistrements démo datant de 1993),
The 3rd and the Mortal a abattu d'entrée de jeu sa carte maîtresse, ne s'appuyant que sur le seul usage du chant féminin lyrique pour assurer l'intégralité de la section vocale. Une personnalité déjà bien affirmée donc, puis admirablement confirmée par le full-length "Tears Laid in
Earth" publié la même année et réalisé dans la même veine.
Chez ces norvégiens-là, pas d'association growl / soprano à l'inverse des pionniers
Paradise Lost /
The Gathering, pas de saynète où l'on joue la Belle et la Bête a contrario des descendants locaux qui fonderont leur réputation sur cette dualité vocale tournant très vite au gimmick.
Une caractéristique complètement inédite dans la sphère gothic / doom de
1994, et une prise de risque certaine qui ouvrira en premier lieu la route au virage musical d'un certain
The Gathering et à son "
Mandylion" de 1995 alliant succès artistique et commercial. Malgré son rôle de précurseur, sa position de maître,
The 3rd and the Mortal n'a pas connu la même répercussion que l'élève. Si la moindre force de frappe de
Voices Of Wonder en termes de promotion et distribution par rapport à
Century Media y est certainement pour beaucoup, la substantielle propension atmosphérique des norvégiens nécessitant d'adopter une vision contemplative apporte également sa part d'explication. Le magnétisme du "
Sorrow" norvégien, très affilié à la darkwave, apparait ainsi bien moins directement accrocheur que celui du "
Mandylion" hollandais, ce dernier ayant un impact plus immédiat car plus dynamique et laissant entrevoir quelques accents pop.
Si le mystique "Grevinnens Bønn" et le shamanique "Ring of
Fire" s'imposent avec force éléments résolument metal, cette obédience se retrouve au plus réduite à l'état de reliquats sur les deux autres morceaux complétant "
Sorrow", ce qui, à titre personnel, ne m'empêche pas d'énormément apprécier l'art troublant développé sur cet EP, question de sensibilité.
Le morceau-titre est un soliloque aussi épuré que touchant, dans lequel la sobre et virtuose Kari Rueslåtten nous conte ses rêveries tragiques sur fond de notes acoustiques nous plongeant dans un profond recueillement.
"Silently I
Surrender", quant à elle, s'aventure loin aux confins de territoires progressifs fleurant bons les années 70. Extrêmement planante voire ambiante, cette sublime composition n'en recèle pas moins une grande richesse d'arrangements lors de ses phases instrumentales grâce au bel ouvrage confectionné par le trio d'orfèvres guitaristes Engum / Holthe / Nilssen. Les arpèges et effets cristallins se reflètent sur un océan de mélancolie troublé par des rythmiques et leads électriques amenant les remous de la tempête, la mort, les funérailles, …
Habitée par la grâce, cette œuvre culte demeure un pilier historique du gothic / doom, un joyau rare. D'une qualité artistique dont seule une poignée de formations porte encore le flambeau aujourd'hui (
Draconian,
Avrigus,
Todesbonden et
Ava Inferi notamment), elle permet en outre de se rappeler que, derrière la soupe clinquante et artificielle assimilée au "metal goth à chanteuse", il existe heureusement quelques merveilles gouvernées par l'inspiration et la classe … et qui méritent amplement le détour.
C'est réparé.
Vous devez être membre pour pouvoir ajouter un commentaire