Voir des groupes comme
Wardruna classés dans des sites de Métal m'a toujours fait sourire. Oh, je sais, une certaine évolution d'un certain Black
Metal, le passé glorieux d'Einar Selvik dans une grosse écurie telle que
Gorgoroth... Il n'empêche, je souris. On serait bien en peine de faire émerger un atome de Rock de la musique de
Wardruna, aussi électrifiée qu'il y a mille ans. Je souris toujours, mais sans la moindre arrière-pensée, d'un contentement plein et entier. Sans ce référencement hasardeux, je n'aurais sans doute pas croisé cette œuvre.
Einar Selvik est un homme d'exception. Païen mystique, mais on a vu ce que valent les étiquettes. Il est aussi ethnologue, historien, musicologue et luthier, amoureux de la nature et de sa culture scandinave, animé de la passion la plus sincère et gratifié du génie à même de la faire fructifier. Homme-orchestre de
Wardruna (le « Gardien des Runes »), il décline depuis 2009 une discographie sans faute. Sous le nom de Chant des Runes (Runaljod), ses trois premiers albums égrainent musicalement l'ancien alphabet nordique. Avec le quatrième, il épure son registre : armé de sa bite et son couteau, enfin, je veux dire sa voix et l'instrument dont il joue, il évoque l'art des anciens scaldes, au risque de troubler l'étonnant public qu'il a réussi à fédérer.
En apparence,
Wardruna revient ici à une polyphonie plus proche de Runaljod, mais l'intermède «
Skald » a laissé des traces : comme dans une sublimation alchimique, la musique de «
Kvitravn » est purifiée de toute scorie. La composition est d'une rigueur ascétique et chaque quantum de son se voit magnifié par l'évidence de son absolue nécessité. La perfection formelle de cet album est somptueuse et la puissance qu'elle exhale est tout simplement belle à pleurer. Dans son austère et trompeuse simplicité, c'est un monstre singulièrement difficile à décortiquer. Tellement ensorcelant aussi, j'ai toujours du mal à me détacher de son écoute pour mettre en place des mots et des idées.
Je vous préviens d'emblée, je ne me hasarderai pas à évoquer le soubassement symbolique et culturel de «
Kvitravn », sans doute indispensable à la pleine compréhension de l’œuvre. À quelqu'un qui lui demandait comment aborder l'ancienne culture nordique, Selvik affirmait nécessaire d'assimiler pas mal d'arides ouvrages universitaires pour avoir une chance d'appréhender un monde aussi éloigné du nôtre. Je resterai donc béotien en la matière et éviterai d'aborder ce qui me passe par dessus la tête. Par chance, la musique parle avant tout aux sentiments et c'est par ce biais plus subjectif que j'entreprends l'aventure.
Souvent, la musique de «
Kvitravn » est portée par un instrument unique ou prépondérant (cordes frottées de la Krakik
Lyre dans l'éponyme, vents dans Kvit Hjort, cordes pincées dans Munin), parfois sous-tendu par une basse continue (Kvit Hjort, Ni, Andvevarljod) ou rehaussé d'une dose homéopathique d'un instrument complémentaire (bronzelur sur
Kvitravn). Ailleurs, la répartition des instruments est plus égalitaire, leur succession illustrant les changements d'ambiance au sein d'un même titre.
Toujours, le grand tambour en peau de daim, à la résonance profonde, martèle le rythme, accompagné parfois de percussions plus vives et aiguës, des os par exemples (Grà). Tour à tour grave, solennel, lent ou impétueux, le tambour et sa violence tribale viennent renforcer le caractère obsédant de lignes musicales répétitives ; par sa rigueur dépouillée de métronome, il confère à l'ensemble un pouvoir d'attraction proche de l'hypnose.
Last but not least, les voix complètent l'imparable travail de sape de l'instrumentation : votre esprit conscient brise avec elles les ultimes amarres qui le rattachent à votre enveloppe charnelle et finit par se dissoudre dans un maelström émotionnel, subsumé par les forces primales d'un univers animiste et panthéiste. Habité par sa musique, Einar Selvik chante suprêmement bien, sans jamais forcer le trait mais sans révéler la moindre faiblesse. Souvent chargée de gravité sur les entames, solennelle, monocorde et/ou déclamatoire (Skugge, Fylgjutal, Ni ou Munin), elle s'humanise en montant dans les médiums, fragile et déterminée sur Vindavlarljod ou Andvevarljod, nimbée d'inquiétude sur Munin, presque chaleureuse sur les parties les plus envolées.
Contrepoint féminin, la voix de Lindy-Fay Hella parachève le sortilège. Moins présente que celle d'Einar, ses interventions décisives permettent à la magie d'opérer avec une intensité absolue. Son registre émotif plus étendu que le chant de Selvik la voit assumer une expression enjouée et féerique, des hululements glaciaux et aériens, et friser parfois les confins de la folie dans une extase mystique hallucinée : elle est proprement stupéfiante, aussi bien dans ses parties solo que dans son interaction avec Einar.
Dernier aspect des parties vocales, des effets de chœur renforcent épisodiquement la musique. Ce ne sont parfois que les voix habituelles chargées d'écho, mais sur Andvevarljod, Ni ou Munin interviennent bel et bien des chanteurs complémentaires.
La combinaison de ces éléments chimiquement purs produit un album d'une troublante densité et d'une variété surprenante. L'aspect simple et répétitif des thèmes musicaux n'induit aucune lassitude : malgré un thème décliné ad libitum, on ne voit pas passer les 10' d' Andvevarljod grâce à l'alternance des chanteurs et des instruments et les variations de puissance des rythmes et des sons.
«
Kvitravn » nous fait traverser une infinité d'ambiances, de la gravité la plus austère à une vivacité joyeuse, ce parfois au sein d'un même titre (Skugge, Vindavlarljod). La froideur domine dans Fylgjutal, Kvit Hjort ou Ni, une aérienne sérénité transcende Munin, mais une exubérance presque festive anime un Synkverv aussi vivifiant qu'un torrent cascadant depuis la montagne, ou l'enjoué Viseveiding qui m'évoque l'ivresse printanière de la nature au terme du rude hiver nordique. C'est aussi l’indifférente sauvagerie de la nature qui perce parfois, dans l'envoûtant
Kvitravn, notamment (il ne faut pas manquer les sublimes images de fjords et de forêts du clip officiel) ; plus encore dans l'impressionnant Grà, mélange épuré à l'extrême de voix et de percussions, additionné de hurlements de loup et de halètements, où Lindy-Fay Hella plongée dans une transe chamanique vient pousser des vagissements inhumains venus d'outre-monde.
Je ne vais pas vous bassiner plus longtemps avec mon ressenti personnel, mais vous invite ardemment à vous forger le vôtre. Vous l'aurez compris, cet album noir de jais à l'élégante rune de
Wardruna frappée sur le plumage d'un corbeau est pour moi le sommet de la discographie du groupe. Abrupte et sans concession, fascinante et poignante, la lancinance extatique de «
Kvitravn » élève l'âme. À la fois philtre magique et baume émollient, elle en soulage aussi les blessures. Sa sortie retardée de plusieurs mois prend des allures de bénédiction : il vient à point nommé pour adoucir et faire oublier les frustrations accumulées par une pandémie dont on ne voit pas la fin.
Oublies tout de suite la série Vikings et encore plus les Marvel qui ne sont que de vastes blagues, du peu que j'en ai lu et avec les très modestes connaissances que j'en ai, la mythologie nordique (et surtout ne pas parler de religion) est éminemment complexe et subtile. Voir et lire l'abonante production de Régis Boyer pour se rendre compte de l'étendue...
Merci pour vos retours interactifs les gars. N'ayant pas de télé ni même beaucoup de temps à passer devant écrans, je n'ai jamais vu la série Vikings ni même le Thor de Marvel, mais ces productions aussi indignes et imprécises puissent-elles être, ne peuvent elles pas constituer un premier éveil au paganisme, un point de départ vers de plus amples recherches sur ces sujets identitaires fascinants, ou tout du moins susciter l'intérêt des masses pour l'Histoire et les mythes fondateurs de la civilisation européenne, ce qui tend à s'inscrire dans une certaine pertinence de nos jours ? En celà, Wardruna et son succès à priori mérité est très appréciable car il contribuera peut-être activement, en tant qu'entité culturelle crystallisatrice, à faire réfléchir, se rencentrer sur l'âme européenne et changer le cours de l'Histoire afin qu'un jour enfin, la roue du Soleil puisse remplacer la croix du Christ et les Runes l'Ancien Testament.
Oui cette série et le Thor de Marvel peuvent être une porte d'entée à condition de les prendre pour ce quelles sont, du divertissement avant tout. Wardruna est une autre porte d'entrée je dirais plus authentique mais plus rigoureuse sit tu veux explorer plus en détail le matériaux qui le constitue, c'est à dire les mythes et la culture nordiste.
Le divertissement quand il est bien fait peut nous amener à nous questionner sur un sujet, à susciter la curiosité et l'envie d'en savoir plus, de creurser pour en découvrir les racines, s'ouvrir à quelque chose de beaucoup plus grand, complexe et merveilleux. Typiquement le cas avec l'univers de J.R.R Tolkien qui ouvre des portes vers la culture et la mythologie nordiste et anglo-saxone, ce qui a nourris et imprégné son oeuvre.
Pour en revenir à Wardruna, c'est cette démarche et en ce sens Selvik est très fort !
la chronique rend un fort bel hommage à l album
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