Abstract Spirit avait frappé fort avec "Horror Vacui", son précédent méfait.
Entre un script de mieux en mieux ficelé et des atmosphères fantomatiques toujours plus angoissantes à chaque nouveau chapitre de la saga, l'esprit tricéphale russe avait atteint des sommets de mise en scène musicale avec ce troisième épisode. Et comme suite à l'insoutenable cliffhanger d’un bon feuilleton d’épouvante, l'attente avait rapidement pris la forme d'une multitude de questions… Comment allaient-ils rebondir après un tel niveau d’aboutissement ? Par quel moyen réussiraient-ils à apporter du sang neuf à leur funeral doom si singulier ? Leur relecture horrifique de
Shape Of Despair parviendrait-elle à sonner aussi originale ?
D'autant que, sur ces entrefaites, la renaissance de
Comatose Vigil (le vrai/faux jumeau d'
Abstract Spirit) s'était soldée par un retour avorté, la faute à un album décevant et une seconde séparation dans la foulée.
Deux ans quasi-jour pour jour après "Horror Vacui", "Theomorphic Defectiveness" apparaît enfin pour nous fournir les réponses, toujours sous la houlette de
Solitude Prods. Et ces réponses sont pour le moins rassurantes, car ce quatrième volet est un nouveau chef d'œuvre à mettre à l'actif des moscovites, devenus quatuor au passage.
Un certain P. (probablement le Pavel qui les accompagne en live) apparaît au générique, occupant le poste de batteur en lieu et en place de A.K. iEzor qui se concentre désormais pleinement sur les vocaux. Un fait notable que l'intégration de ce nouveau protagoniste (après trois albums enregistrés sous forme d'immuable trio), bien que son impact sur le résultat soit peu flagrant.
L'évolution, comme la vérité, est ailleurs… Mais gardons un peu de suspense pour la suite et intéressons-nous en premier lieu au génome d'
Abstract Spirit, aux traceurs qui le rendent reconnaissable entre mille.
L’orchestre sépulcral est de la fête, mais d’une fête foraine macabre dont il tisse la trame. Des nappes spectrales au tuba grand-guignolesque en passant par le piano décadent, la claviériste Stellarghost joue habilement de multiples ressorts pour créer le trouble, tirant les ficelles d’un spectacle théâtral insinuant un malaise persistant. La présence de la dame en noir se manifeste tantôt en soliste, par des vocalises surnaturelles tel le doppelgänger de Natalie Koskinen (
Shape Of Despair), tantôt à l’unisson avec ses camarades, en chœurs matérialisant une imposante stèle funéraire.
L'association de cette symphonie baroquement détraquée à un growl monstrueux en provenance directe de six pieds sous terre sur fond de cadence processionnaire fonctionne, et le savoir-faire de nos scénaristes de l'extrême n'est plus à prouver.
A recycler des mécanismes éprouvés, "Theomorphic Defectiveness" n'aurait pu être qu'une histoire sentant le réchauffé. Mais loin d'être à court d'idées, nos musiciens ont conféré à cet opus un feeling bien particulier.
Les spectres ne sont plus des formes immatérielles venues de l'au-delà ou d'une autre dimension parallèle, pour nous menacer et nous persécuter. Non, ces spectres-là sont nos congénères humains, êtres bel et bien vivants. Nous les observons, au travers d'un prisme mental dérangé et cynique. Nous les voyons déambuler, silhouettes dégénérées, à la difformité aussi absurde que la prétendue existence du dieu à l'image duquel ils ont été créés. Nées d'un esprit détaché de toute réalité tangible, ces créatures ridicules deviennent ombres abstraites.
La dangereuse vérité est ailleurs, dissimulée en nous-mêmes. Nous, les nuisibles. Nous, la défectuosité théomorphique. Nous, l'erreur de la nature.
L'angle de vision d'
Abstract Spirit change, si bien que l'on ressent non plus la terreur, mais la misanthropie, en faisant la part belle aux déviances psychiques. Une autre manière de visualiser l'horreur.
A ce titre, le travail de Hater est à souligner. Bien entendu, nous nous trouvons dans le monde du funeral doom, donc la rythmique au plomb reste de rigueur. Cependant, le préposé aux cordes électriques sait ménager quelques effets déroutants, tel ce cisaillement au tremolo sur la fin du morceau-titre et ces riffs au hachoir nous prenant en traitre au détour de quelques séquences. De même, A.K. iEzor module à l'envie son timbre de voix et s'avère tout sauf avare en râles et autres cris provoqués par strangulation. Autant d'éléments qui animent
Abstract Spirit de pulsions haineuses inédites.
Les doomsters ont brisé la glace et entendent moins nous envoûter que nous bousculer, voire nous agresser. A l'image des brusques sautes d'humeur de "Leaden
Dysthymia" et "
Prism of Muteness", oscillant entre implacable courroux et apathique langueur. L'hymne grotesque surgissant de manière impromptue au beau milieu du morceau-titre a également de quoi surprendre.
Puis nous basculons subitement dans une atroce narcolepsie. Le cauchemar de "Under Narcoleptic Delusions" impose des scènes dantesques d'une race humaine en déliquescence, chaque spécimen tombant et se disloquant telle une poupée désarticulée.
Et quel meilleur choix pour sonner le glas de cette fange que de conclure par une marche funèbre… La reprise de
Skepticism en clôture ("March October") tombe à point nommé, comme les couvercles sur les cercueils où reposent les corps des défunts. Fidèle à l'originale tout en s'adaptant au contexte
Abstract Spirit, elle a tout ce qu'on attend d'une reprise réussie.
Malgré la garantie systématique d'un niveau de qualité minimum, d'aucun pourrait taxer
Solitude Prods d'infatigable refourgueur de disques doom lambda. Ce serait oublier que certaines formations tirent véritablement leur épingle du jeu et
Abstract Spirit fait partie de ce haut du pavé, grâce à une personnalité nettement affirmée.
"Theomorphic Defectiveness" constitue une remarquable évolution dans la continuité, l'Esprit perpétuant sa marque tout en apportant des idées neuves. Pari gagné !
Les voilà donc attendus de pied ferme pour le cinquième épisode…
Même si je n'ai pas encore posé l'oreille sur la galette, l'ambiance paraît vraiment bien rendue à travers ton texte, et ça donne vraiment envie de s'immerger dans ce Teomorphic Defectivness, chapeau pour ça!
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