Parler de la Première Guerre mondiale est un exercice en apparence facile, tant le conflit est archi-connu mais qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit d’un événement majeur de l’histoire moderne, dont on se souvient encore aujourd’hui pour sa barbarie, son échelle démesurée, ses millions de morts, mais aussi le développement d’armes inédites et terrifiantes pour le soldat qui s’attendait à tout sauf à ça en rejoignant le conflit : gaz de combat, char d’assaut, lance-flamme… En choisissant un tel thème, il ne faut pas se tromper de ton, au risque de vider cet événement historique de tout ce qui fait son importance.
1914, groupe ukrainien formé en 2014 (comme par hasard), ne commet pas cet impair et, avec son deuxième album,
The Blind Leading the Blind, dresse un portrait terrifiant, mais aussi fascinant du conflit.
Un mot sur la pochette, d’abord, car elle donne parfaitement le ton. L’illustration s’étend sur l’avant et l’arrière du boîtier, et présente une scène de soldats aveuglés par des gaz de combat guidés par la mort. Il s’agit en réalité d’une réinterprétation de la peinture « Gassed », de John Signer Sargent. Là où l’originale ne présentait que des soldats britanniques guidés par un homme non blessé (toujours présent sur la pochette, de dos), la pochette de l’album représente la mort comme véritable guide et les soldats présents sont de plusieurs nationalités, comme l’indiquent les uniformes. Le groupe nous prévient : on n’est pas là pour glorifier tel ou tel camp. Un bon présage pour la suite.
Après une introduction sous la forme d’un ancien chant de propagande invitant à rejoindre l’armée pour le conflit, le groupe attaque avec
Arrival - The Meuse-Argonne, avec un death metal plutôt mélodique, teinté de black metal. Le titre conte l’histoire de ces Américain qui, lors d’un assaut, se sont retrouvé coincés pendant plusieurs jours avec à peine une journée de vivres et de munitions sur la colline qu’ils devaient prendre, cernés par les Allemands et séparés des troupes alliées censées les couvrir. Comme si cela ne suffisait pas, leur propre artillerie, ignorant leur position, s’est mise à les bombarder en voulant bloquer les Allemands avec un tir de barrage. Intelligent, le groupe, plutôt que d’essayer d’en faire une chanson épique, insiste sur l’aspect violent et cruel de la situation, avec une musique brutale et glauque et des passages lents et très lourds qui viennent contraster avec les autres passages, pour souligner l’horreur de leur situation.
Comme je le disais, on n’est donc pas ici dans une approche épique de la Grande Guerre. La volonté du groupe est de nous plonger dans la réalité des tranchées et de nous faire ressentir ce qu’on pu vivre les soldats enlisés dans ce conflit (ou du moins, autant que possible, tant il est difficile de se représenter une telle horreur sans l’avoir vécue). Le seul titre qu’on pourrait qualifier d’épique reste High Wood - 75
Acres Of
Hell, qui dépeint les charges de la cavalerie britannique, mais qui n’oublie pas de placer une introduction très glauque, où l’on entend les chevaux charger et les pauvres soldats du camp d’en face se faire massacrer.
Les ambiances, parlons-en, tiens, car elles contribuent au charme putride de cet album. Pour travailler l’atmosphère de sa musique,
1914 intègre de nombreux passages avec des samples variés, notamment issus de films. C’est le cas notamment de Stoßtrupp, où l’on entend un soldat expérimenté expliquer à un cadet que les baïonnettes sont dépassées et comment utiliser une pelle à la place. Citons aussi le titre Hanging on the Barbed Wire (Pendu aux Barbelés), où l’on entend au loin des soldats chanter une chanson sarcastique et désabusée sur le peu de cas que les hauts-gradés font de leur sort, le tout rempli d’effets sonores de pluie, de moteurs, etc., qui nous plonge dans les tranchées, en attendant le prochain assaut qui sera peut-être le dernier pour nous…
On a donc un album très porté sur les ambiances, à la prod moderne et au style au croisement de plusieurs genres de metal. Le groupe sait varier sa musique, avec des titres lourds et pesants, qui insistent sur les aspects glauques de la guerre (A7V
Mephisto, Passchenhell) et d’autres particulièrement agressifs, qui mettent en avant la brutalité des combats, comme C’est Mon Dernier Pigeon ou Stoßtrupp, qui décrit le combat du point de vue d’un soldat d’élite rendu arrogant et méprisant envers les soldats d’en face par la certitude de sa suprématie.
Mais pour moi, le meilleur titre reste encore The Hundred Days Offensive, qui conclue l’album par une revue en 10 minutes des horreurs vécues par les soldats (les bombardements, les gaz…), sorte d’hommage à la souffrance de tous les soldats qui ont connu la Première Guerre mondiale. Ce titre se distingue des autres par son ton particulièrement tragique, notamment renforcé dans ses premières minutes par un extrait du film À l’Ouest Rien de Nouveau, issu du livre d’Erich Maria Remarque (si vous n’avez pas lu ce livre, laissez tomber cette chronique et cet album et allez lire ce livre, je suis sûr que les membres de
1914 approuveraient). L’extrait choisi, ceux qui connaissent l’œuvre originale s’en douteront, est cette célébrissime scène où le héros, un soldat allemand, se retrouve bloqué dans un trou d’obus avec le soldat français qu’il a tué et fond en larme, tant il regrette son geste et maudit la guerre qui les pousse à s’entretuer. Enfin, la chanson est suivie par l’outro de l’album, encore une chanson de propagande, dont le propos semble bien dérisoire après le titre qu’on vient d’entendre.
1914 réalise donc une œuvre de très haute qualité, qui traite son sujet avec beaucoup de justesse et d’intelligence et permet à l’auditeur de se plonger dans la guerre et d’en ressentir l’horreur et l’absurdité. La guerre, la mort, la boue… et l’hommage. Tout y est. Si vous aimez l’histoire dans le metal, je ne peux que vous recommander chaudement
The Blind Leading the Blind.
Ta chro me parle bigrement, XGV. Je me penche sur ce groupe immédiatement.
Chronique magnifique qui rend un bel hommage à cet album. Chapeau-bas.
Je ne peux qu'approuver les commentaires de mes camarades tant ta chronique est parfaite!! Merci à toi et bravo pour les explications. Je vais me précipiter sur le livre d'Erich Maria Remarque...
Quant à l'album, j'adore!! Je me suis jeté dessus dès sa sortie. J'aime le son, l'ambiance et les riffs accrocheurs!!
Effectivement, un bien bel album qui parvient à décrire l'horreur et l'absurdité de ce que fut cette grande boucherie. C'est vraiment le genre d'oeuvres, profondes, habitées, qui arrivent à te faire revivre les évènements et à te faire ressentir l'horreur, la violence, la brutalité terrifiante et aussi le mépris pour la vie humaine, un peu comme une grande oeuvre littéraire en fait, et tu sors de là en ayant l'impression d'un peu mieux saisir ce que ces gars ont vécu. Et comme tu le soulignes, le coté épique est absent de l'album, ce qui serait d'ailleurs assez déplacé selon moi pour parler de ce conflit.
Et chapeau pour la chronique !
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