Comme des membres d'une grande famille, c'est tout naturellement que les arts s'influencent et se complètent les uns les autres. Et c'est avec l'ambition de rapprocher le quatrième (la musique, du genre funeral doom) du septième (le cinéma, avec une prédisposition pour l'horreur et le fantastique) que l'instrumentiste ukrainien
Anton Semenenko (alias DeMort) fonda en 2013 son projet
Luna, en prolongement solo de son premier groupe
Amily.
Musique, cinéma... soit les formes de l'Art interactivement les plus proches, et la démarche du sieur DeMort n'eut de facto rien de révolutionnaire, d'autant qu'une tripotée de formations d'horror funeral doom avaient déjà arpenté le cimetière avant lui (
Comatose Vigil,
Abstract Spirit,
The Liquescent Horror,
Wraith Of The Ropes, The Undergrave Experience) ; pas plus que "
Ashes to Ashes", premier album de
Luna datant d'il y a tout juste un an, ne posséda la dimension nécessaire pour rivaliser avec les formidables œuvres de Hans Zimmer ou Jerry Goldsmith, loin de là. Forcément, travailler cloitré dans son home-studio avec son orchestre de synthèse pour seule compagnie relève de la pire des gageures…
Cela dit, toutes proportions gardées et malgré quelques longueurs et autres grincements aux encablures, ce galop d'essai s'en tira plutôt bien dans sa projection mentale, au moyen d'une seule et unique piste instrumentale de 57 minutes, d'un film d'horreur gothique ("La chute de la maison Usher" est le premier qui me vint à l'esprit ... et puissent tous ceux qui pensent à
Twilight quand on parle de gothique finir six pieds sous terre).
Entretemps parut le mini digital "There Is No Tomorrow Gone...", avec deux morceaux nettement plus succincts et dynamiques que le pavé "
Ashes to Ashes", et la question se posa alors : amorce de virage ou expérience ponctuelle ?
Le dévoilement, préalable à sa sortie, du titre du deuxième opus "
On the Other Side of Life" mit tout de suite la puce à l'oreille, intuition confirmée ensuite à son écoute : le mini n'était qu'une expérience ponctuelle et "
On the Other Side of Life" se pose dans la continuité de "
Ashes to Ashes".
Après l'oraison finale, bienvenue de l'Autre Côté.
Et c'est en ayant recours, par la même occasion, au troisième art que DeMort nous y accueille, empruntant "Nuit à Saint-
Cloud", "La jeune fille à la fenêtre" et "Le baiser à la fenêtre" au célèbre peintre norvégien Edvard Munch ; trois tableaux dégageant, sous une fausse apparence de quiétude, une grande force d'évocation alliée à une aura de mystère pour le moins troublante, autant que fascinante ; trois œuvres ayant pour thème récurrent la fenêtre comme mince barrière offrant un regard vers l'Autre Côté.
"
Grey Heaven Fall", le premier mouvement, s'ouvre sur d'inquiétantes nappes brumeuses, accompagnées d'arpèges à l'image du cadre visuel, où l'apparente sérénité dissimule de bien sombres tourments. Ce calme mortuaire tranche net avec la puissante entame qu'avait imposé "
Ashes to Ashes" un an plus tôt, imprimant dès les premières notes le ton de cette nouvelle offrande : moins ostensible et plus subtile que la précédente, dans les arrangements symphoniques comme dans les atmosphères.
Qu'elles martèlent ou se fassent lancinantes, les guitares suivent la cadence funèbre, guidées par de majestueux claviers placés en tête de procession. Qu'elles figurent une auguste pierre tombale ou nous plongent dans les tréfonds d'un caveau familial, les cordes ont gagné en liberté d'expression sans jamais s'ensevelir sous des masses pompeuses. Différentes tonalités de chœurs viennent s'y greffer, intervenant en ultime couche orchestrale pour appuyer les pics d'intensité émotionnelle. Puis les murs du sépulcre s'effacent pour nous laisser nous recueillir seul, avec nos pensées hantées par des notes de piano en suspens tels des fantômes du passé.
DeMort gère à merveille l'effet de balancier entre temps forts et respirations, 22 minutes durant, démontrant là de sensibles progrès, autant dans l'élaboration de chaque séquence orchestrale que dans leur déroulement, plus fluide. Un bon pas de plus réalisé dans une dimension néoclassique qui lui sied bien, d'autant que le musicien réussit à s'extirper quelque peu de cette roideur, à bien des égards typique des anciennes républiques socialistes soviétiques, ce qui n'est pas un mince exploit.
C'est donc sous les meilleurs auspices funestes que l'on attend le second mouvement, haut de ses 33 minutes, sachant à plus forte raison qu'il s'agit du morceau-titre…
Malheureusement, c'est la déception qui se pointe au moment où l'on se décide à ouvrir cette fameuse fenêtre donnant de l'Autre Côté.
Entre un orchestre qui s'enterre dans une sempiternelle langueur et des guitares qui se complaisent dans leur apathie tel un pauvre diable incapable de réagir après la perte d'un être cher, le relief sévèrement nivelé devient fatal à la musique de
Luna. Dans les limbes, le flottement rime ici avec ennui. Même désolant constat au sujet du piano qui, dès lors cessant d'égrener ses interminables secondes, tente de revêtir un apparat plus grave, mais manque de la consistance morbide pourtant recherchée.
Tout sonne de manière très convenue dans ce morceau-titre, dans le sens où DeMort ne fait qu'y parcourir, avec beaucoup moins de brio, les sentiers déjà battus il y a très longtemps par
Comatose Vigil.
Comme anesthésiées par leur réalisation obéissant aveuglément aux codes du funeral doom "d'obédience soviétique", les séquences s'enchaînent et se ressemblent, prises dans une mélasse cotonneuse de laquelle elles ne parviennent pas à s'extirper… si ce n'est … enfin, quand même, c'est pas trop tôt, hallelujah … au détour de la surprenante 29ème minute où incroyablement, alors qu'on n'en attendait plus rien, la rythmique reprend de la vigueur, s'emballe même dans une accélération limite heavy et c'est toute notre torpeur qui se dissipe d'un coup !
Un étonnant final sauvant d'extrême justesse un second mouvement qui, sans être foncièrement mauvais ni raté, ne présente dans sa majeure partie aucun réel argument pour tirer son épingle du jeu bien fourni des productions
Solitude.
Il est dommage de constater un tel écart à la fois d'inspiration, d'exécution et d'originalité entre les deux parties de ce second album de
Luna qui, dans son ensemble, dissémine autant de promesses (le superbe "
Grey Heaven Fall") que de regrets (pourquoi DeMort n'a-t-il pas davantage tiré parti de cet aspect plus remuant qui n'arrive que sur le tard ?), et en aucun cas une sensation d'aboutissement.
Ce qui laisse, en contrepartie et si l'on veut bien voir le verre à moitié plein, une substantielle marge de progression.
Car ainsi se révèlent toutes les formes de l'Art : périlleuses, exigeantes, et dont l'aboutissement peut s'avérer aussi grandiose que les chemins qui y mènent sont parsemés d'embûches. C'est aussi là ce qui fait leur charme.
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