Ce qui est intéressant avec
Gordian Knot, c'est qu'on y vient rarement par hasard. Pour se retrouver face à cet OVNI ultra-technique, encore faut-il soit même être un féru du genre, ou avoir un ami vivant dans un appartement où la lumière n'est qu'un souvenir datant de l'ancien locataire. Et de toute évidence, sur le papier, il y a de quoi être inquiet: vu le line-up, on est au mieux devant une affaire qui concerne les geeks de la musique, au pire devant du défrichage sauvage avant-gardiste qu'on écoute pour faire bien mais qui ne fait pas du bien à écouter. Et oui, lorsqu'on se retrouve avec autant de stars au mètre-carré, la densité démographique annonce quelque chose de fin, de complexe, d'imprévu, peut-être même d'inaudible (pas avant qu'une bonne vingtaine d'années ne se soient écoulées en tous les cas).
Bien évidemment, tout cela c'est sur le papier, mais tout de même, lorsque vous avez un groupe où Steve hackett, Bill Bruford, Sean Malone et même notre bon vieux Myung, ont tous trainé leur guêtre, c'est tout l'arbre généalogique de la musique progressive qui se penche sur un seul fruit. Oui, autant le dire, dans GK, on joue aux chaises musicales, en espérant peut-être que ce carrousel de virtuoses assure la fraîcheur. Aussi, c'est la main tremblante, le cœur battant, qu'on insère le disque dans notre chaîne, et qu'on branche directement le casque pour ne pas en perdre une miette.
Et cela commence par une intro noisy, qui nous propulse peut-être dans la constellation de points et de courbes qui figure en couverture: après tout, le morceau se nomme Galois, grand mathématicien, génie même emporté dans son jeune âge lors d'un stupide duel. C'est donc la porte d'entrée, et autant dire qu'une fois passé le seuil, on se retrouve engagé dans une chute décoiffante et surtout sans fond. Ici, on ne rigole pas, et on en restera pas aux accords de force.
Il faut le dire, l'inquiétant avec ce type de line-up, c'est toujours le rideau de fumée du déballage technique visant à dissimuler le peu d'innovation. Or, ici on constate un réel soucis d'être mélodiquement accessible: et c'est cela la marque de GK soit - pour reprendre un bon mot de Céline parlant de l'amour - l'infini à la portée des caniches. Bon, vous vous dîtes, là, il en fait un peu trop, il s'écoute plus écrire qu'il n'écoute
Gordian Knot. Et moi de vous répondre avec la plus belle sincérité: non mes amis. Comprenez bien que s'il existait une Discothèque d'Alexandrie, où l'on compilerait les plus beaux disquex, celui-ci en ferait de toute évidence partie. Dès le second titre, on comprend qu'il n'y aura pas de surcharge instrumentale, et l'on est frappé par l'unité dont est capable cette
Dream Team.
GK ne choisit jamais la facilité, et rappelle ce que l'on peut entendre par musique progressive, soit une musique en progrès. Le progrès, c'est l'apparition de la nouveauté, une nouveauté qui supplante l'instant passé, qui fait qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. "Ta penta rei" disait le philosophe pré-socratique Héraclite, "tout coule", tout passe. En ce sens, les morceaux ressemblent souvent à un code, un code qui tout en se répétant, varie, se modifie, se renouvelle. Cet album nous présente l'art de la variation où une ritournelle se métamorphose progressivement à chaque mesure.
On retiendra notamment 'Singularity' qui après une une intro lourde, metal, laisse place à une guitare soliste dont le son mutera au sein du morceau grâce à des effets qu'un dingue d'
UFO pourrait bien prendre pour un signal venant de l'au-delà. Et tout cela est bien normal, puisque ce n'est pas une guitare mais notre ami
Malon et sa basse stick!
Le plaisant dans l'histoire, c'est que GK fait varier les atmosphères.
Parfois ethnique avec notamment 'redemption way' et son ouverture de percussions, sa basse ponctuant le temps avec des djembés sobres mais parfaits.
D'autres fois excité avec 'Rivers dancing', où tout va soudainement plus vite, où le courant s'accélère avant de retrouver après quelques virages un débit lunaire et mélancolique où apparaît une fretless à savourer comme un grand cru. Vous vouliez savoir ce qu'on écoute sur Vénus, eh bien vous voilà servi par un son toujours travaillé et un rack d'effets probablement piqué à l'extraterrestre Ziltoïd (private Jocke pour les fan de Devin...).
Enfin, GK c'est aussi un aspect jazzy avec 'Unquity
Road', où Bruford se fait plaisir en retrouvant son bon vieux goût pour le jazz, et où Malone lâche un solo de fretless talentueux, complexe, inventif.
On en viendrait presque parfois à rapprocher
Malon de Glenn Gould jouant Bach lorsqu'on se retrouve sur l'étrange et mélancolique plage de 'Kom susser tod, komm sel'ge': un trésor.
L'album va bientôt se terminer et l'on regarde anxieux des pistes qui passent toujours trop vite: vient le pénultième 'Grace', la basse de
Malon proposant une avancée qui donnerait même le goût de la méditation à un participant de télé-réalité. On aurait envie de réunir un paquet de bassistes de metal pour leur rappeler ce que ça donne lorsqu'on mélange dans un même sac le mot 'grave' et le mot 'inventivité'. Le morceau finit par un fond noisy à la guitare aussi planant qu'un ascenseur défixé de la tour montparnasse (quoique la métaphore n'est pas forcément la bonne). A cet instant, on se rappelle à quelle famille appartient un guitariste comme Adam Jones de
Tool...
Je secoue la bouteille pour réclamer le fond, mais c'est terminé... Je me demande aujourd'hui, combien de fois j'ai ré-appuyé sur play...
Lorsque j'ai cette galette entre les mains, je me rappelle que le prog' est capable de chef d'œuvre. J'attends impatiemment d'avoir des petits enfants, pour un jour leur sortir un bon vieux CD (et oui, eux sélectionneront directement la musique dans leur pupille, leur cerveau étant branché en wi-fi et leur routeur dans leur slip) de
Gordian Knot et leur montrer ce qu'on faisait à une époque où la France savait encore gagner des matchs de foot (l'album est sorti l'année du mondial 98).
Alors je verrai leurs yeux briller, car cet album possède une vraie vertu esthétique, un critère de valeur, ce qu'on appelle l'ouverture d'une œuvre: dans cent ans, on l'écoutera encore!
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