Pour les groupes ayant incarné le fer de lance de la New Wave Of British Heavy
Metal, le milieu des années 80 fut le moment de la croisée des chemins : soit évoluer pour coller à un marché alors en mutation fulgurante, soit s’en tenir fermement au style qui les avait fait connaître au début de la décennie, à savoir un
Hard Rock d’obédience seventies vigoureusement revitalisé par l’énergie juvénile du Punk. Sentant bien la baisse de popularité du genre au profit de variantes plus grand public (le
Hard FM et le Glam
Metal) ou au contraire plus radicales (le Thrash
Metal, alors en pleine explosion), c’est naturellement vers la première voie que la majorité des formations se dirigèrent. Iron Maiden, nonobstant ses tendances progressives, restera finalement peut-être comme le seul groupe à avoir tiré son épingle du jeu tout en étant resté droit dans son couloir, son talent de composition l’ayant de toute façon toujours placé au-dessus de la mêlée. Quant à Motörhead, c’est une catégorie à lui tout seul, il n’en sera donc pas question ici.
Pour les autres, en revanche, l’affaire n’était pas simple, d’où le recours à une solution qui ne tarda pas à s’imposer comme une évidence : puisque le collègue
Def Leppard venait de tout faire péter aux États-Unis avec le carton de “Pyromania” (qui, en 1983, finira en seconde position du Billboard, juste derrière un certain “Thriller”), pourquoi ne pas lui emboîter le pas ? Les ingrédients étaient simples : on atténue au maximum les éléments abrasifs de la musique (les guitares battent en retraite, les synthés font leur apparition, parfois au premier plan), on introduit de plus en plus d’éléments pop dans les morceaux (les parties instrumentales, notamment les solos de guitare, perdent en longueur, ce qui permet des chansons plus courtes et plus compatibles avec le format single des radios, tandis que les refrains aux mélodies accrocheuses et aux chœurs enjoués deviennent la règle) et, évidemment, on relooke les musiciens, à grand renforts de laque, de tenues invraisemblables et de jeux de scène toujours plus acrobatiques. Avec ça, pas de doute, les portes du marché américain allaient s’ouvrir toutes grandes, avec à la clef un flot intarissable de Disques de Platine, de tournées des stades, de groupies hystériques et de billets verts. Hélas, le succès, tant artistique que commercial, ne fut que rarement au rendez-vous, et c’est avec consternation que les fans de
Saxon, Tygers of Pan
Tang,
Girlschool,
Raven et autres
Praying Mantis virent leurs groupes fétiches se compromettre dans des tentatives aussi cyniques que maladroites de singer les succès américains du moment. Même les plus grands s’y risquèrent (oui,
Judas Priest, on parle de toi), et quand bien même certains albums de cette période ne furent pas à proprement parler mauvais, ils sonnèrent comme autant de notes discordantes dans des discographies jusqu’ici sans reproche. L’évidence s’imposait : difficile de ressembler à Mötley Crüe,
Ratt ou
Twisted Sister quand on venait des faubourgs industriels de Londres, Birmingham ou Leicester…
Avec déjà deux albums considérés avec raison comme autant de petits joyaux de cette fameuse NWOBHM (l’éponyme en 1983 et “
Night of the Blade” en 1984), le combo de Salisbury
Tokyo Blade n’échappa guère à la tendance et décida, lui aussi, de changer de braquet pour réorienter sa musique vers des sonorités plus “radio-friendly”. C’est ainsi que “
Blackhearts and Jaded Spades” vit le jour en 1985, avec la ferme intention de partir à l’assaut des charts US comme le Léopard avant lui. Malheureusement, à l'instar de la plupart de ses compatriotes, l’aventure tourna à la déconvenue, et le débarquement espéré sur les côtes américaines se révéla en définitive plus proche de celui de la Baie des Cochons que de l’opération
Overlord.
Rien, ou presque, ne va dans cet album. Déjà, l’illustration de couverture est immonde, avec son espèce d’anthropopithèque rose et hilare complètement grotesque (à la limite, un lapin vert ou un grizzly bleu auraient autant fait l’affaire). Et les choses ne s’arrangent pas une fois la galette sortie de sa pochette : la production est déséquilibrée, avec des guitares sonnant curieusement encore assez crues, mais mal harmonisées avec ces claviers tant redoutés qui s’étalent sans gène sur la plupart des titres. La basse, bien qu’assez présente, ne parvient pas à rattraper les choses, sa sonorité plutôt grasse ne devenant qu’un ingrédient incongru de plus dans une mayonnaise mal montée. Enfin, l’interprétation sans grande personnalité de Vicky James Wright n’arrange rien, celui-ci se complaisant dans un chant correct mais fort banal, certes pas aidé par la platitude des compositions sur lesquelles il doit plaquer son organe.
Car des chansons plates et sans saveur, ce disque n’en est pas avare : de l’introductif “Dirty Face Angels”, où les claviers et les chœurs font déjà leur apparition, à “
Undercover Honeymoon” et son insupportable refrain geignard, en passant par un “Tough Guys Tumble” aussi trompeur que finalement sans direction, on navigue en permanence entre le passable et le franchement médiocre, n’apercevant que trop rarement une vague étincelle d’inspiration au détour d’un riff ou d’un solo. Certain titres s’avèrent prometteurs (“Make it through the
Night” et son riff efficace, ou “Always” et ses couplets raisonnablement convaincants), mais ces quelques espoirs sont trop souvent déçus par l’arrivée de refrains sonnant comme autant de parodies des moins bons titres de
Bon Jovi. Pire, le disque nous impose parfois quelques bizarreries sautillantes complètement hors-sujet (“Loving You is an Easy Thing to Do”, qui n’aurait pas dépareillé sur un album de
Kix), quand ce n’est pas l’épouvantable ballade aux synthés “You Are the
Heart” qui clôt la première face.
La seconde face de l’album se révèle toutefois un peu moins pénible : l’éponyme “
Blackhearts and Jaded Spades” rappelle avec nostalgie ce dont le groupe était capable par le passé, et “Playroom of
Poison Dreams”, dont l’intro laisse craindre le pire, s’avère en définitive assez réussie, grâce à son chant mordant et à une basse ronronnante à la “
Heaven and Hell”. Même le “hohohohooo” final et son fading-out fonctionnent assez bien, ce qui n’était pas gagné. On n’échappe en revanche pas à la seconde ballade de rigueur (“Dancing in the Blue
Moonlight”), mais celle-ci ne relève heureusement pas d’un supplice aussi cruel que son homologue de la face A – même si ça reste un gros morceau de guimauve à s’avaler. Enfin, l’album se referme sur une surprise totalement inattendue : le survolté “Monkey
Blood”, véritable tuerie motörheadienne au chant écorché et au riff Speed
Metal dévastateur, enchaînant passages en double-grosse caisse et solos furieux pour un final absolument ébouriffant. Après le calvaire des titres précédents, la présence de ce morceau relève du miracle, mais celui-ci intervient évidemment beaucoup trop tard pour sauver une galette depuis longtemps en perdition.
Complètement paumés quant à l’inflexion à donner à leur carrière, les musiciens de
Tokyo Blade se plantèrent donc magistralement avec ce troisième album, aussi dépourvu d’idées que de direction artistique. Comme on pouvait s’y attendre, cette débâcle ne fut pas sans conséquence sur la cohésion du groupe, qui explosa peu de temps après, à commencer par le chanteur Vick Wright qui laissa tomber ses compères juste avant une tournée prévue avec Blue Öyster Cult. Un dernier EP (mettant inexplicablement en vedette le fort mauvais “
Undercover Honeymoon”) vit le jour en 1986, puis les différents membres partirent chacun de leur côté : John Wiggins rejoignit l’ex-Maiden Paul Di’anno au sein de
Battlezone, tandis qu’Andy Wrighton et Steve
Pierce retrouvèrent Alan Marsh (chanteur sur le premier
Tokyo Blade) pour fonder
Shogun.
Seul l’indéboulonnable Andy Boulton fit de son mieux pour garder le sabre en main, tentant de maintenir le groupe en vie sous diverses incarnations, mais sans jamais renouer avec le succès des débuts.
Sans le faux-pas regrettable que constitua “
Blackhearts and Jaded Spades”,
Tokyo Blade aurait-il pu avoir un autre destin ? Difficile à dire, et toutes les spéculations sont permises… En tout état de cause, et quelle que soit la sympathie que l’on peut éprouver à son égard, un seul constat s’impose : en 1985, le groupe au soleil levant était complètement à l’ouest.
9/20.
Bravo pour la chro mec, à défaut de m'avoir donnée envie de poursivre la découverte de TB au-delà des deux premiers, elle m'a fait passer un bon moment!
Cruelle déception que cet LP ! Enthousiasmé à l'époque par le sampler de l'énervé Monkey's Blood figurant sur le flexidisc d'Enfer mag, la douche fût d'autant plus glacée à l'écoute entière. Une 1ère face qui frise l'électroencéphalogramme plat quand la face 2 propose quelques brèves sorties du coma, je partage ton avis sur les rares titres qui surnagent. Merci pour la chro.
Comment je me sens seul sur ce coup
Quel dommage, après deux albums magnifique, je suis déçu, ils méritaient mieux que ça, et nous aussi.
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