En termes de thrash, il n'a échappé à personne que l'Allemagne est, après la sainte terre créatrice américaine, un des pays vaches à lait les plus importants du genre, la renommée de la scène teutonne se basant sur un contre Big Four particulièrement intransigeant, composé des monstres
Kreator, Sodom,
Destruction et
Tankard.
Il est paradoxalement intéressant d'observer vers les années 90 une certaine branche du mouvement germanique prendre complètement à contrepied la tendance originelle avec un développement plus conceptuel et une approche bien plus technique, les fers de lance s'appelant alors
Depressive Age ou encore
Mekong Delta.
Beyond All Reason, troisième album de
Despair sorti en 1992, s'inscrit parfaitement dans ce contre-phénomène, proposant un heavy thrash technique doté de quelques touches de progressisme lorgnant avec le classique. Il est le dernier et le plus abouti de ce qui fut le premier groupe du fameux Waldemar Sorychta, plus reconnu pour avoir fondé la machine de guerre Grip Inc.
Ce rapport avec la musique classique est tout à fait original par rapport à ce que produit
Mekong Delta, globalement plus modeste et subtile, en contrepartie moins puissant. D'une manière générale, cette touche supplémentaire plus intégrée à un thrash traditionnel, fondue dans des lignes mélodiques, se transmettant alors dans une sorte de semi-ballade sous fond de riffs typiquement speed thrash, est d'un charme singulier. Ce lien est parfois plus explicite, comme dans l'intro "
Beyond Comprehension" ou encore "
Rage in the
Eyes", mais il reste majoritairement complexe à saisir, et nécessite un certain temps d'adaptation avant de s'apprécier pleinement. Le final harmonique en grande pompe que constitue "Crossed in
Sorrow" vous apportera ironiquement la plus probante piste vers cette filiation.
Dans la construction musicale, on retrouve une logique de répétition telle celle qu'on peut entendre sur un
Why Play Around de
Wargasm, ce schéma de construction puis déconstruction à partir d'une base identique, souvent le riff, du début à la fin faisant penser aux travaux de certains compositeurs classiques. Le morceau "The Day of Desperation" représente de la manière la plus flagrante ce concept, avec un riff on ne peut plus minimaliste mais développé autant de fois qu'il y a de séquences dans la chanson, présent même lors des interludes mélodiques.
On y trouve également un squelette reposant sur une dualité parfois opposée mais jamais conflictuelle, comme la relation entre le riff sombre et la caisse aussi claire que creuse du titre "Deaf and
Blind", alors que pourtant la batterie est majoritairement dotée d'un son sec et lourd.
L'intro "
Beyond Comprehension" synthétise les logiques respectives de dualité et de répétition avec la guitare acoustique répétant inlassablement sa mélodie, doublée d'un discret orchestre, avant d'être remplacée par un profond riff sombre accompagné lui par une atmosphère lancinante. Cette dernière atmosphère hantera de manière régulière l'opus comme sur "In the Deep".
Le chant d'Andreas Henschel varie selon la situation, plutôt agressif dans les couplets et mélodieux lors des refrains, et c'est durant le deuxième exercice que sa voix prend toute son ampleur mélancolique et désespérée, effet accentué par ces cris tourmentés dans "Imported Love" ou autre "The Day of Desperation" si semblables au maître en la matière : Jan Lubitzki. Lorsqu'il parvient à maintenir dans le temps une certaine hauteur comme dans "In the Deep" ou encore dans "Son of the
Wild", il peut même faire penser à Dickinson.
Les riffs comme ceux de "Deaf and
Blind" ou "In the Deep" sont épiques, rapides dans leur conception et leur enchaînement, laissant imaginer une cavalcade effrénée. "
Burn out Souls" démontre que, malgré toutes ces élucubrations techniques et progressistes,
Despair s'inscrit dans une certaine rigueur soutenue et agressive, et via également son solo dans une recherche d'efficacité.
"
Rage in the
Eyes" est enfin presque un condensé de tous les aspects précédemment décrits. Cet orchestre cette fois-ci si imposant, cette technicité rythmique entraînante, les soli déroutants, ces airs sombres planants, cette agressivité vocale, tout y est réuni, combiné et harmonisé avec brio.
En conclusion, "
Beyond All Reason" constitue un album profond, recherché et complexe. Les puristes les plus endurcis n'y trouveront clairement pas leur compte, mais ceux qui furent charmés par l'enrichissement des influences sur le thrash dans les années 90 peuvent disposer avec cet album de
Despair d'une démonstration originale d'exercice de style, découvrant des nouvelles voies à un genre qui en manquent cruellement.
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