Stéphan Forté

Interviewer un musicien hors du commun, c’est toujours un moment privilégié. Quand il s’agir de Stephan Forté, il y a également l’assurance d’un moment sincère, calme et intelligent, loin des réponses préfabriquées de certains artistes. Le guitariste n’a plus rien à prouver et, désormais qu’il s’est totalement séparé d’Adagio, c’est sous son propre nom qu’il continu son chemin, avec un plan de carrière bien à lui et une volonté de ne pas proposer la musique d’une manière conventionnelle. 

“Ad Noctem” est le premier chapitre d’un certain nombre de sorties rapprochées dans le temps, avec à chaque fois un concept, un visuel et une unité propre. Décryptage avec le virtuose en personne. 

 

[Par Eternalis]

 


 

Bonjour Stephan ! Comment vas-tu ? Cela fait longtemps que nous étions en attente de nouvelle musique ! Peux-tu me raconter ce qui s’est passé après la sortie de “Life” ? 

Effectivement. Après la sortie de “Life”, comme tu le sais, j’ai arrêté Adagio pour me concentrer vraiment sur mon projet solo. Je voulais revenir à l’instrumental, j’ai été puisé dans des inspirations que je n’avais jamais vraiment exploité, j’ai essayé des choses … et ça m’a pris du temps (petits rires). 

J’ai voulu composer pour de nouveaux styles, apprendre le mix. C’était une vraie période d’apprentissage et de temps personnel, pour moi et me recentrer autour de ce que je souhaitais faire.


 

Tu as décidé d’arrêter complètement Adagio. Pourquoi ce choix ? Je suppose que ça a du être une lourde décision à prendre ? 

Ca n’a pas été évident car comme tu dis, c’est 20 ans de ma vie et c’est ce avec quoi j’ai commencé, progresser et donner beaucoup. Mais ça faisait un moment que ça trottait, parce que ça s’éloignait musicalement de ce que je voulais faire. Je me sentais tributaire d’un chant lyrique et ça ne correspondait plus à ce que j’écoutais ou voulais proposer. Mais je ne pouvais pas décemment changer radicalement d’orientation pour un chant moins mélodique ou plus moderne. Je voulais aussi me séparer du chant, revenir à l’instrumental, ne plus écrire pour du chant, malgré les longues parties instrumentales qu’on avait. J’ai senti que c’était le moment pour mettre un point définitif. 


 

Tu dis que ça trottait depuis un moment. De notre point de vue, on peut aussi se dire que malgré votre énorme succès d’estime et critique, vous n’avez jamais eu l’impulsion commerciale pour tourner énormément et passer un cap de groupe plus important. Est-ce que ce n’est pas un regret quelque part puisque vous aviez tout pour exploser ?

Si, tu mets le doigt dessus. C’est aussi un élément qui a conditionné la décision. Je savais que, commercialement, même si je n’aime pas ce mot, on ne pourrait pas aller plus loin. Le business n’était pas favorable et il ne faut pas s’acharner quand tu n’y crois plus vraiment. Adagio était devenu quelque chose d’affectif. 

Ce n’est pas un regret puisque c’était évident depuis un moment. On a fait des trucs supers, on a tourné dans plein de pays, au Japon, aux Etats-Unis, j’ai fait des rencontres magnifiques. Il y a aussi eu une période après “Archangels in Black” où nous avons bossé avec un manager qui voulait nous emmener dans une direction plus commerciale, à la Nightwish ou Within Temptation. Il y avait toujours des éléments orchestraux mais beaucoup plus accessibles, moins progressifs. J’ai bossé dessus pendant 3 ans mais ça ne me plaisait pas, je n’étais pas du tout dans mon élément. Je n’avais plus envie de me lever le matin et de bosser pour le groupe, c’était devenu alimentaire et je ne fais pas de musique pour ressentir ça !


 

Tu reviens désormais avec un projet original et assez inédit : ne plus sortir d’albums mais des morceaux individuels avec un visuel fort, un clip et un concept à part à chaque fois … peux tu développer ? 

En fait, c’est à la fois pas commun et commun. Quand un album sort, il y a souvent une série de singles et de clip. Tu vois le nouveau Arch Enemy sort en juillet mais il y a déjà 3 clips de sorties. Donc cette démarche de single est déjà là. Le truc, c’est que comme je l’ai expliqué dans mon message sur les réseaux sociaux, il y a désormais tellement de choix, d’albums, d’artistes … que les gens ne prennent plus le temps, ou n’ont simplement plus le temps d’écouter des albums en entier ! Je trouve ça dommage de passer trois ou quatre à écrire plein de titres pour qu’il y ait un engouement pendant une semaine et que les gens passent après à autre chose. 

Je me suis dis “Pourquoi ne pas faire le max sur un titre avec un clip, un visuel, des behind the scenes …”. Il y a plein de choses à dire sur un seul morceau, développer l’aspect du titre et y revenir plus fréquemment. C’est le moment, je fais ce que je veux et je suis mon propre label, il est temps d’expérimenter. 


 

Il va donc avoir une série de morceaux rapprochés dans le temps ?

Pas rapproché non. Justement, si ça l’est trop, il y a un risque de lasser les gens. Pour la qualité, il faut prendre son temps et bien préparer les choses. Donc rapproché non, mais pas spécialement éloigné non plus (ndlr : ça nous aide beaucoup !). Je ne veux pas donner de fréquence. 

Comme je disais, il y a une idée de surprise. Balancer un truc du jour au lendemain pour créer un engouement et quelque chose de plus fun. 


 

Est-ce que tu n’as pas peur de perdre les fans encore habitués au format album ? 

Hum… non (rires). Pour la question, “est-ce que j’en ai peur”, c’est non. 

La majorité des personnes qui ont répondu à mon post de présentation semblent adhérer au concept, ou au moins à le comprendre. Alors oui, il pourra y avoir des déçus car cela créé de la frustration mais pas tant que ça. 

Je le vois même pour moi, à la manière dont je consomme la musique. Si j’écoute un album, c’est que j’ai laissé défiler l’album mais que je fais quelque chose à côté. J’écoute plutôt les titres un par un. 


 

A l’écoute de Ad Noctem, on a la sensation d’écouter plusieurs morceaux dans son évolution. Le riff a 2 min amène quelque chose de nouveau et il y a ce passage très cinématographique dans la dernière partie … est-ce que, inconsciemment, tu as voulu rendre ton morceau très dense du fait de ne proposer que lui ? 

Je pense que c’est ton interprétation (rires). Ce titre est mon interprétation de ce que je fais quand je suis complètement libre. Je ne pense plus en termes de “Comment les gens vont réagir ? Est-ce qu’ils vont aimer ?”. 

Je m’éclate en faisant ce que je veux. Si je veux faire un solo de 3 min ou une partie orchestrale longue, je fais ce que je veux. Il y a une complète liberté dans les structures et le style. 50% de mon style est du metal et le reste de la musique d’orchestre, qu’elle soit classique ou de film et ça ressort complètement comme ça !


 

Tu fais quasiment tout seul, à part la batterie où c’est Jelly Cardarelli qui jouait avec toi dans Adagio à la fin. Est-ce qu’il y a d’autres intervenants ? 

Non. La seule personne extérieure, c’est Brett Caldas-Lima de Tower Studios qui a fait le mastering mais sinon, c’est uniquement Jelly à la batterie et moi pour le reste. 

 

Ça a été logique de retravailler avec lui te concernant ? 

Ah oui complètement ! J’adore son jeu de batterie, il est très riche et il correspond complètement à ce que j’entends pour mes compositions. C’est aussi un ami, c’était logique qu’on fasse ça ensemble. C’est un batteur phénoménal donc la question ne s’est même pas posée. Il était de toute façon avec moi !


 

Ce type de projet, que tu élabores via Zeta Nemesis, implique une sortie numérique. “Life” et “Enigma Opera Black” étaient sortis également sur ce label. Est-ce que c’est dédié uniquement à tes propres créations ou comptes-tu intégrer d’autres artistes à l’avenir ? 

A la base, je l’ai fait pour sortir ma musique et gérer mon business. J’aimerais sortir des groupes mais ça demande beaucoup de temps et d’argent à investir.

Si je signe des artistes, je ne veux pas ne pas m’occuper d’eux à la hauteur du talent qu’ils ont. J’ai déjà beaucoup à faire pour ma propre musique. Je fais donc très attention de ne pas tomber dans le piège de sortir un artiste dès que j’aime quelque chose. 

Je ne suis pas du tout fermé à cette idée c’est certain !


 

Le clip est toujours très dark, occulte et évoque la violence des êtres humains avec comme seul moyen d’en finir l’éradication. Qu’est-ce que tu penses du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui ? 

(rires). C’est un peu ça oui. Le monde dans lequel on vit … si Luna, le personnage qui est dans le clip, pouvait exister, ça représenterait assez bien un idéal. 

Je pense qu’il y a tellement de mal dans le monde, de trucs abjects … je généralise évidemment mais le monde n’est pas fun en ce moment tu seras d’accord. Le mal est de plus en plus mauvais et avoir une sorte de détecteur des gens les plus mauvais pour les éradiquer … c’est radical comme démarche j’en suis conscient. 
 

Les mots sur le parchemin, dans le clip, sont très forts. On parle de spectres sans humanité, qui apportent une cruauté sans limite … il n’y a plus d’espoir dans ce message. 

C’est intéressant ce que tu dis. Je te remercie déjà de l’avoir lu, tout le monde ne fait pas ça. Quelle est ta vision de la chose toi ? 

 

Cela fait beaucoup écho à l’actualité récente, aux guerres qui s’enveniment, à la pandémie qui n’a finalement rien changé dans les rapports humains puisque les mêmes saloperies reviennent encore et encore. Je me dis que ce message dans le clip a une résonance et pourra peut-être avoir un sens quand on le regardera dans 10 ou 15 ans … le fait aussi de ne pas avoir de chant dans le titre renforce la portée du message, puisqu’il est écrit mais n’est pas une pièce musicale de l’ensemble.

Merci vraiment d’avoir pris le temps de te poser pour comprendre le clip. Comme tu dis, le fait qu’il n’y ait pas de chant impose d’imposer un cadre et le texte d’intro ainsi que le parchemin vont en ce sens. 

L’autre chose qui fait, je pense que je peux avoir ce ressenti envers l’être humain en général, est la différence fondamentale que tu as avec les animaux qui, eux, n’ont aucune intention de nuire. Ils peuvent tuer pour se nourrir, se défendre ou défendre un groupe mais il n’y a rien de mauvais en eux. Il n’y a pas de perversité en eux et je pense avoir une prise de conscience à ce niveau. Un animal a des prédateurs. Tu l’emmerdes, il te bouffe, c’est tout (rires). Tu te rends compte de toute la différence qu’il y a entre eux et nous. Je n’ai pas à te parler de l’actualité récente mais il y a des tonnes d'exemples qui vont en ce sens. 


 

Beaucoup d’artistes évoquent la pandémie comme un break salvateur pour se recentrer, s’isoler et se ressourcer après parfois des années à tourner, composer et écrire sans s’arrêter. Qu’en est-il de ton côté ? Comment as-tu vécu cet instant de ta vie ? 

Ça m'a permis de prendre conscience de prendre le temps de faire les choses. Cette période de confinement était frustrante pour plein de choses mais elle a permis à beaucoup de gens de se retrouver. J’ai pas mal apprécié de mon côté, d’avoir cette autorisation de se couper du monde. 

Quand c’est arrivé, j’étais au Japon mais il n’y avait pas encore de confinement là bas. Nous sommes revenus juste après et avons vécu tout le reste en France. 
 

 

Tu es reconnu pour ta technique et le caractère virtuose de ce que tu fais depuis tes débuts. Aujourd’hui, tu as aussi apporté quelque chose de très heavy, djent pour certains, dans tes riffs. On ressentait déjà ça par instants sur “Dominate” ou “Archangels in Black” mais c’est désormais une vraie constante cette dualité ! Qu’est-ce que tu en penses ?

Le djent, c’est juste du prog encore plus surproduit et peaufiné pour moi (ndlr : j’ajoute “du prog à 8 cordes” (rire général). C’est une évolution naturelle en termes de sons et je ne trouve pas que ce soit vraiment nouveau. 

Il n’y a rien de conscient une fois de plus, cela dépend de ce que j’écoute. Forcément, j’écoute plus Periphery que Dream Theater en ce moment donc ça se ressent forcément. 

Quand tu dis que la mélodie contrebalance avec les riffs, ce n’est pas voulu mais je constate comme toi que le résultat est là, qu’il est naturel. Quand tu prends la couleur de l’intro, dès que le thème arrive, cela change vraiment l’aspect du morceau. 

Une fois que j’avais achevé le titre et fini de travailler dessus, j’ai enfin pu l’écouter en tant qu’auditeur et c’est à ce moment que j’ai remarqué ce que tu dis. Il y a un aspect plus mélancolique quand le thème arrive, il y a moins de notes vis à vis de l’intro plus rentre dedans. 


 

Tu l’as dis, l’album physique ne se vend plus très bien, les auditeurs “consomment” la musique et il faut trouver de nouveaux moyens de promouvoir sa musique. Est-ce que tu as entendu parler de ce que va faire Kanye West pour son dernier disque ? A savoir un objet rare, vendu cher, dans lequel tu auras son nouvel album qui sera dans un même temps absent de toutes les plates formes de streaming …

Je n’étais pas au courant du tout mais je comprends la démarche. Je trouve ça un peu dommage si c’est un objet cher car tous les fans ne pourront pas écouter sa musique. Mais j’aime bien la démarche d’adaptation, de sortir des sentiers battus, changer de format de lecture…

Je suis moins convaincu par le côté élitiste de la démarche, mais j’aime le fond de l’idée. Je vais aller me renseigner sur le sujet. 

 

Ca me fait dire que nous sommes dans une phase où la “consommation” de la musique n’est pas clair. Tu as les plates formes qui sont partout, mais des gens continuent d’acheter des vinyles et tu as des éditions limitées pour donner un côté attractif à l’objet. Tu as Youtube aussi pour ceux qui ne veulent rien payer. Il n’y a rien d’universel pour la musique. 

Il y a eu une époque avec uniquement le vinyle, puis le cd. Il n’y avait pas d’autres options. Aujourd’hui tu as une pluralité de choix mais rien de vraiment commun. C’est une belle opportunité pour expérimenter, afin que les médias ne s’uniformisent. Il y a un vrai point d’interrogation sur le support musical. 


 

Mais justement, comme vivre de la musique, de ce que tu fais par ce biais là ? Il n’y a quasiment plus de rentrée d’argent je suppose ... ?

Si tu comptes sur la musique en elle-même, c’est clair que non. On peut vendre encore quelques cds, c’est évident mais ça ne suffit pas. Si tu comptes sur la vente de la musique, tu ne peux pas vivre, à moins d’être une mega star. La différence de revenus est énorme entre il y a 30 ans et aujourd’hui. 

Tu donnes de la musique mais il faut faire des choses à côté, de mon point de vue, car elle ne suffit plus. Le mot principal, c’est “adaptation”. Quelque chose ne marche plus, il y a d’autres moyens que nous n’avions pas avant. 

Il ne faut pas rester sur ce qui ne marche et chercher de nouveaux moyens. Il faut aller chercher, étudier, analyser de nouveaux business dans les autres domaines, en s’ouvrant ailleurs que sur la musique. La musique reste une passion, mais il faut diversifier ses moyens de revenus car c’est compliqué sinon. On le voit avec les musiciens qui sortent des instruments signatures, des pédales, des amplis. Il y a du marketing, de la promo sur ce genre de choses et ils se servent de leur fanbase pour aussi développer des produits. Cela ne me choque pas quand ce sont des bons produits au final. 


 

Il y a aussi les concerts qui forcément sont un revenu essentiel même s’ils sont en chute libre depuis 2 ans. Est-ce que c’est prévu de ton côté ? Des concerts instrumentaux ? Des masterclass ? 

Ce n’est pas encore prévu en termes de date mais ça l’est complètement en objectif. Déjà, ça me manque et j’en ai énormément envie. Je ne sais pas quand, ça sera probablement différent mais c’est prévu. Les concerts sont une partie de l’équation. 


 

Est-ce que tu intégreras du chant dans de futures compositions ?

Dans mon projet perso, je ne le vois pas du tout non. Je ne dis pas que ça n’arrivera jamais mais j’ai tellement de choses en tête côté instrumental que je n’en ai ni envie ni besoin pour le moment. 


 

Merci du temps accordé pour nous présenter ta vision musicale et artistique. Je te laisse clôturer comme tu le souhaites et nous parler de l’avenir, sans rien dévoiler évidemment …

Merci à toi. Je vais continuer à travailler, encore et encore, à expérimenter et produire du contenu musical et visuel. J’ai envie de composer, de proposer de la qualité aux fans. 

Un grand merci de me suivre depuis si longtemps, d’être là quand je sors quelque chose. Je remercie aussi les fans car les premiers retours sur Ad Noctem sont vraiment bons, que mon univers plait à certaines personnes et j’ai hâte de jouer ça en live, de rencontrer des gens. 








 

Interview done by Eternalis

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