Les Noces rebelles (Revolutionnary
Road), dimanche dernier, en VO sous-titrée.
Les critiques étaient enthousiastes ce qui m'a décidé à aller voir ce film, et l'intrigue consiste en une mise en abyme du rôle de l'art : exprimer et sublimer le tragique de l'être, nourri de désirs trop puissants et trop fantasmés pour pouvoir les assouvir à l'échelle humaine ; bien sûr, le grand décalage entre le vouloir et le pouvoir mène à la dépression, voire à la folie...
Années 50.
Franck (Leo DiCaprio) et April (Kate Winslet) se rencontrent au hasard d'une soirée. Kate (une comédienne ratée...), qui est animée par la soif de l'absolu, voit en Franck la personnification même de cet idéal, et le moyen d'y atteindre. Or, Franck, en dépit de sa beauté physique et de son assurance en public, n'est qu'un type médiocre qui a fini employé de bureau dans l'entreprise où son père était embauché. Tout ce qu'il ne désirait pas, animé lui aussi de hauts idéaux (mais est-ce son inclination naturelle ou bien a t-il adopté à son insu le faux pli de son épouse, donc adopté un faux comportement ?), mais cependant plus réaliste que son épouse, April.
Le couple n'échappe pas à la banalité de ce qui attend justement les 3/4 des couples : une maison aussi coquette et originale soit-elle, des enfants, une existence morne de mère au foyer pour April, une existence morne d'employé de bureau pour Franck, qui se tape quand même l'une de ses collègues.
Mais April ne désespère pas, depuis des années, de "mener une vie intéressante". Bientôt se profile le projet d'aller vivre définitivement à Paris, qu'April pense être la ville de l'absolu. Grossier idéal et grossière velléité. Cela mènera le couple à sa perte, incapable de s'élever à la hauteur de ses idéaux car refusant d'admettre et de reconnaître que ceux-ci ne sont que des illusions, et que pour bien vivre et s'accomplir justement, il faut déjà y renoncer, renoncer à ses illusions (très nietzschéen soit dit en passant).
C'est d'ailleurs ce que dit grosso modo le fils des voisins de Franck et April, sortant d'un séjour en hôpital psychiatrique : qui est le plus fou ? celui qui accepte de se soumettre au vide du réel et renonce à ses rêves tout en acceptant sa vanité et sa destinée, ou celui qui refuse d'ouvrir les yeux là-dessus et se précipite dans une chute pourtant logique qu'il refuse car il la juge anormale (alors qu'elle est normale, conséquence logique de sa cécité en quelque sorte) ???
Peut-on vivre libre enchaîné (marié...) à une personne que l'on croyait la quintessence et la transcendance incarnées mais qui révèle sa fadeur et ses limites au bout de quelques mois déjà ? peut-on vivre libre avec des enfants ?...
Ce film est inspiré de l'histoire universelle de
Madame Bovary je pense. Le couple Wheeler est le couple Bovary transposé dans l'Amérique des années 50, ce qui nous offre une chronique sur les préjugés et la vie sociale en ce temps-là (notamment lorsque April annonce à son entourage qu'elle travaillera en tant que secrétaire au gouvernement à Paris tandis que Franck ne fichera rien à part vivre tel un dandy !!! Impensable à cette époque ! Mais également les préjugés bien américains sur les Français et la vie parisienne gastronomique : cuisses de grenouille et escargots, ce qui ici est volontaire de la part du réalisateur), mais aussi et surtout un tableau pathétique et violent d'un couple incapable de s'accomplir, incapable de trouver un sens, le sens, à sa raison d'être. Au final, c'est l'humanité entière que représentent les Wheeler, mais au degré tragique le plus extrême, puisque si nous sommes tous animés par la quête de la toute-puissance, c'est à divers degrés, du plus infime au plus pathologique.
DiCaprio et Winslet, 11 ans après le
Titanic, sont toujours d'aussi bons acteurs (qui ont pris un sérieux coup de vieux, et j'ajoute du poids pour DiCaprio). Leur registre ici est tout à fait différent ; c'est un peu comme s'ils jouaient à être le couple parfait qu'ils étaient dans
Titanic mais sans y parvenir, puisque c'est justement l'essence même de leur idéal. Ce n'est plus le couple platonique et éthéré de
Titanic, modèle qu'il voudrait incarner pourtant dans
Les Noces rebelles, mais bien le contraire, le couple dévoyé, déchu et décadent qui s'auto-détruit car impuissant à
être et à se regarder en face.
Les scènes d'engueulade sont mémorables, et notamment celle entre le couple et le voisin "fou". Ce qui est remarquable de même, c'est l'image que les Wheeler donnent d'eux-mêmes : ils sont enviés, admirés ; leurs connaissances, leurs amis les considèrent comme des personnes originales et hors-normes, ils sont donc trompés par une image, l'image que les Wheeler tentent de transposer en réalité vécue. Les Wheeler n'existent pas en dehors de leur image. Ils sont désincarnés. De là, réflexion sur l'être et le pare-être.
Un film essentiel, une métaphore de l'art lui-même développée avec brio, qui réunit d'ailleurs deux pôles complémentaires : l'art et la réflexion philosophique (ontologique), qui sont indissociables.
La bande-son est elle aussi splendide.