Habituellement, le split-album est un exercice qui se révèle assez simpliste. Chaque groupe apporte un ou plusieurs de ses morceaux, on juxtapose le tout en apposant un thème plus ou moins conducteur et le tour est joué ; emballé c'est pesé, la galette est prête à être lancée sur le marché. On partage, certes, mais au fond, la notion prédominante reste plutôt celle de division.
Rares sont les formations qui dépassent ce stade pour proposer une réelle collaboration, où la notion de partage prend la dimension d'une œuvre véritablement commune. C'est toute la particularité des moscovites d'Otzepenevshiye et des pétersbourgeois Vir' avec leur tout récent split baptisé "Za Nojom", intégralement réalisé en binôme et distribué par Zhelezobeton, spécialiste du cru en matière de musique expérimentale depuis une bonne décennie.
Les musiciens d'Otzepenevshiye œuvrent sous ce nom depuis 2006, mais c'est sans compter leur projet principal Reutoff qu'ils mènent depuis la fin des années 90. Quant à Vir', c'est à partir de cette période-là qu'ils ont commencé à sévir. Autant dire que ces artistes sont, sinon des vieux de la vieille, du moins pas les premiers venus, et leur expérience a sans nul doute été capitale dans la réussite de ce split basé sur l'association de leurs styles respectifs : dark ambient / indus pour les premiers, sludge / drone pour les seconds.
A l'énoncé de cette éclectique carte de visite et au vu du canevas expérimental dans lequel on baigne depuis quelques lignes, on pourrait penser vite fait à
Grey Daturas et à leur foutraque - limite imbitable - "
Dead in the Woods". Heureusement, la première écoute balaye les doutes d'un franc revers et, loin d'un patchwork sans queue ni tête, la fusion que propose Otzepenevshiye / Vir' s'apparente à un moyen métrage de 52 minutes au script savamment élaboré.
Car un album, c'est bien évidemment du son, mais aussi du visuel, hautement énigmatique en l'occurrence avec cette pochette austère et minimaliste où l'on observe un puits éclairé par une simple ampoule dont le faible halo opacifie les ténèbres des profondeurs plus qu'elle ne les dévoile. L'inquiétude et le mystère qui s'en dégagent rappellent l'une des illustrations "abandoned places" utilisée pour le "
Requiem for
Abandoned Souls" de Raison d'Etre.
"1000 Dverey" s'ouvre sur une lente descente vers des abysses angoissants. Les nappes venimeuses s'accompagnent au fur et à mesure de vibrations perturbantes, en une montée en puissance digne du meilleur de
Sunn O))). Cette entrée en matière aux allures de phase initiatique laisse ensuite exploser la mécanique oppressante d'un sludge entrecoupé de notes de piano en suspension dans le temps et l'espace.
Le collectif russe fait montre d'un grand talent de composition et sait admirablement donner du contraste aux ténèbres. Une fois le voile obscur pénétré, c'est tout un environnement à la richesse insoupçonnée qui se dévoile.
Le rouleau-compresseur se mue en machine électronique sur les implacables "Kotlovan" et "Chernoe", imposant des visions apocalyptiques que ne renierait pas
Deutsch Nepal /
Frozen Faces - Lina Baby Doll avait d'ailleurs réalisé un split avec Reutoff en 2009. Les épurés "-273°C" et "Ce qui ne Trompe pas" contrebalancent ces pulsions destructrices par leur teneur éthérée, dialoguant avec l'âme sans aucunement l'agresser ; une sorte de résonance moderne aux travaux exploratoires que Robert Fripp et Brian Eno avaient réalisé ensemble au début des années 70.
Quant à "Sonne der
Toten", cette séquence spatiale touchée par la grâce rend un magnifique hommage au krautrock et à la Berlin School - le choix d'un titre germanique est tout sauf un hasard. La basse surpuissante nous propulse très haut, très loin, vers une voûte céleste absolument fascinante. Sans conteste le point culminant de "Za Nojom", intense et envoûtant.
Et quoi de plus idéal qu'une synthèse de l'ensemble de ces éléments pour clôturer le voyage en beauté ? C'est le rôle que joue le morceau-titre sous forme de générique final.
S'il fallait néanmoins émettre un petit bémol, je pointerais la linéarité du chant ; c'est un peu le style sludge qui veut ça, mais l'impression persiste que cette composante n'apporte rien. Cette voix est de trop là où l'instrumentation se suffirait à elle-même. Malgré tout, ses interventions sont très rares et ce défaut - tout relatif - reste donc très minime.
Ce que je retiens par-dessus tout est la découverte d'un collectif talentueux, aux influences bien assimilées - quoique perceptibles - pour un résultat aussi personnel qu'inspiré. Otzepenevshiye et Vir' sont parvenus à créer une synergie entre plusieurs univers musicaux pour aboutir à une œuvre cohérente où les sept pistes évoluent d'une traite en habiles fondus enchaînés.
Et la collaboration est d'autant plus appréciable qu'elle restera probablement unique.
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