Le
Metal est une musique polymorphe et plastique : il se prête avec aisance à des associations aussi imprévisibles qu'incongrues d'apparence. Même si ce n'est pas indispensable, le passionné du genre gagne à garder l'esprit ouvert, car il découvre parfois d'insoupçonnées pépites.
Lors de mes premiers pas sur SOM, je folâtrais dans tous les sous-forums, et au milieu de beaucoup de déchets, il m'est arrivé de remonter de superbes prises dans mes filets. Notamment ce «
Blood Sacrifice Shaman », premier album de
Tengger Cavalry, alors le one-man-band d'un artiste chinois nommé Nature Ganganbaigal. Ce disque à la sobre et élégante pochette en noir et blanc propose à l'auditeur une étonnante fusion : celle des riffs du
Metal et de la musique traditionnelle mongole. Inutile de dire que cela fait voyager très loin, et ce à plusieurs niveaux : le CD n'étant pas alors très bien commercialisé, j'ai obtenu ce disque chinois d'un vendeur canadien qui me l'a fait parvenir de Russie...
Pour originale que sonne sa musique à nos oreilles de métalleux occidentaux,
Tengger Cavalry n'est ni isolé ni pionnier sur la scène chinoise. Ainsi, les metalcoreux de
Ego Fall, qui tournent depuis 2001, avaient publié en 2008 un superbe album intitulé «
Spirit of Mongolia ». La même année sortait le premier album de
Voodoo Kungfu, groupe avec lequel a ponctuellement collaboré Nature, et qui mêle à sa musique brute de fonderie des éléments traditionnels chinois, parfois d'origine mongole. À la suite de
Tengger Cavalry et des deux pré-cités s'est également constitué le groupe
Nine Treasures, qui promeut dans le même esprit le
Metal mongol.
Mais
Tengger Cavalry innove par rapport à ses deux prédécesseurs : chez ses aînés, les éléments folks restent marginaux ou absents de bien des morceaux. Dans le «
Spirit of Mongolia » d'
Ego Fall, seules une ou deux plages font du véritable Folk
Metal : sur les autres, on est plus dans du Death/Metalcore ponctuellement relevé de touches folkloriques. Avec
Tengger Cavalry,
Metal et musique traditionnelle sont intimement et systématiquement intégrés dans l'ensemble des titres.
Côté folklorique, on trouve le tambourin, utilisé avec parcimonie et pour ses seules cymbalettes. Omniprésent, le morin khuur est un instrument dédié à l'animal emblématique du peuple mongol, le cheval : ses deux cordes sont en crins tressés et son manche est couronné d'une sculpture de tête d'équidé. Il se joue comme nos anciennes violes de gambe, avec un archet et sa caisse quadrangulaire coincée entre les cuisses du musicien. Encore plus frappante, une technique vocale bien particulière, que l'on retrouve aussi chez les Tibétains : le chant de gorge mongol (CDGM, pour faire court). Long vibrato aux sonorités de guimbarde (autre instrument d'origine mongole), il est en théorie diphonique, c'est-à-dire que l'interprète produit deux sons en même temps. Ce n'est qu'exceptionnellement le cas chez Nature (sur Senki, par exemple), mais chez des artistes traditionnels, c'est carrément bluffant.
Pour le substrat
Metal, SOM nous parle de « Black folklorique ». L'aspect folklorique ne prête pas à controverse. Quant au Black, heu... ben non, pas du tout. Deux-trois riffs très ponctuels, quelques chants hurlés ou éructés (mais on n'a pas vraiment de growl) peuvent faire illusion. L'atmosphère d'ensemble est plombée, mais on en conviendra, une ambiance noire ne fait pas du Black
Metal. Ce que l'on peut artificiellement isoler de cette fusion très réussie, c'est plutôt un Heavy coloré d'accents Punk. À la rigueur du Heavy Thrash, que Nature pratique (de façon moins inspirée) dans son second groupe
Hell Savior. C'est du Folk
Metal, point barre.
L'intitulé des titres de mon CD est parfois différent de ceux renseignés sur la page de l'album de SOM. Après enquête, j'ai constaté que si ceux de mon disque sont les plus communément admis, on retrouve parfois sur le net les titres de SOM. Mon petit doigt me souffle que
Dying Art Production, un des premiers labels chinois à diffuser en anglais sur la toile, avait livré pour la promotion de «
Blood Sacrifice Shaman » une transcription des idéogrammes différente de celle qui figure sur l'édition finale du CD. En cas de conflit, pour parler d'un titre, je mettrai donc celui qui figure sur mon disque suivi entre parenthèses du numéro de la piste référencée sur SOM.
La courte intro, The Gobi
Road (1), ouverte sur samples et percussions étranges, donne le ton : le CDGM entre en scène, lugubre vibration bientôt appuyée par le morin khuur sur un titre bref et exclusivement folk... Eh revenez, c'est pas fini ! Si si, vous allez avoir du riff, ça démarre tout de suite après !
Bon, faut avouer que les amateurs de structures classiques genre « couplet-refrain-couplet-refrain-solo-couplet-refrain » n'y trouveront pas leur compte. Sans être complexe, l'architecture des titres est un peu déroutante : on alterne des riffs courts et ramassés et des passages traditionnels souvent enlevés, mais parfois lugubres, des chants rugueux, pleins de hargne et des plages dominées par le CDGM, des soli menés tour à tour à la guitare et au morin khuur. Bien intégrées dans une ambiance d'ensemble, ces oppositions à l'apparente radicalité n'engendrent pourtant nulle dichotomie.
N'était la présence du CDGM, certains titres donneraient une impression d'instrumentaux, généralement à dominante folklorique (Senki, Hero). Le dernier titre, Celestial
Burial And Bonus(9), est à la fois trompeur et emblématique de l'harmonie entre tradition et
Metal ; Un CDGM sépulcral enveloppe des bruits résonnants et tintinabulants, une horloge de plus en plus grave sonne 12 coups avant de laisser place à 2mn d'un silence troublé par quelques sons subliminaux (les imagine-t-on?). N'arrêtez pas le disque, car lui succède un air plein de lumière et de majesté où guitare, morin khuur, batterie et CDGM s'unissent dans un hymne glorieux célébrant la renaissance de l'esprit dans les vastes horizons d'un au-delà païen.
Cette harmonie n'est jamais prise en défaut, même sur les titres plus hargneux. Prenons
Wolf Cult (6), ouvert sur des tambours obsédants rehaussés par des tintements de cymbalettes et d'un grave CDGM, qui se fera plus aigu et sifflant dans le courant du titre : un riff lourd et puissant vient s'y insérer naturellement, avant que d'accélérer la cadence pour déboucher sur un solo de guitare bref et mélodieux se terminant en arpèges ; le morin khuur prend le relais, suit une nouvelle accélération qui s'achève par l'intervention d'une gratte ponctuellement hennissante.
Le CDGM peut être complété par une voix plus rugueuse et conforme à nos habitudes : profonds hurlements rauques et vagissements haineux sur le rapide et punkoïde The Grassland
Devil (3), où le morin khuur vient judicieusement aérer une piste étouffante ; cris profonds sur
Tengger Cavalry, au gros riff et à la rythmique plombée, toute de l'aérienne élégance d'une charge de cuirassiers ; grondements saccadés sur
Wolf Blood (4), dont l'empreinte Black Thrash initiale se voit tempérée par une guitare aux tonalités plus Heavy et mélodieuse.
Avec l'éponyme
Blood Sacrifice Shaman, les ardeurs guerrières cèdent la place à une ambiance ésotérique et mystique. Un tempo tour à tour languissant et trépidant vient scander l'accomplissement d'un rituel qu'on devine aussi menaçant que sanglant. Des cris sourds, des riffs pesants, une batterie parfois frénétique rehaussent la sombre ambiance conduite par une sinistre mélopée et un morin khuur aussi désolé qu'hypnotique. Magique, dans tous les sens du terme.
Soyons clair, cet album en laissera beaucoup sur le carreau. Il faut avoir une âme de voyageur, de globe trotter du
Metal pour se plonger avec ravissement dans les délices exotiques et torturés de
Tengger Cavalry. C'est aux aventuriers du riff perdu qu'est réservé l'exaltant plaisir de galoper dans le vent des steppes aux côtés de Genghis Khan.
Note, j'ai l'air d'en dire du mal, mais je l'aime bien cet album, au fond, c'est un point de départ très intéressant pour le groupe, avec un potentiel encore inexploité, mais déjà une personnalité unique qui fait mouche.
Joli texte d'une belle âme de voyageur. Pas déplaisant à écouter
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