Déjà forts de plus de sept ans de cohabitation musicale, de deux eps et de nombreuses dates tout autour de l'hexagone, les frenchies de
Cenesthesie (terme ambigu qui désigne la sensation interne et impalpable de son existence) sortent leur premier full-length en cette année 2013, sous l’appellation accrocheuse de “Viscéral”. Après un enregistrement studio rapide et fructueux, le groupe accouche de son album, auto-produit, accompagné d'un packaging pour le moins impressionnant, mise en bouche astucieuse avant de consommer le produit.
Il est difficile de délimiter un carcan musical pour qualifier les compositions de
Cenesthesie: bien qu'inspirés par le math-metal, les Français déploient une musique aux multiples influences, sorte de metal moderne touche-à-tout, qui se définit par lui-même d'avantage que par un genre déjà existant. Bien que sans attaches particulières,
Cenesthesie font preuve d'une aisance incroyable dans l'enchaînement technique de leur musique, à l'instar d'un jeu de batterie minutieux et intelligemment découpé, qui nous assaillit dès “Croisade” et que l'on retrouve avec la même agilité sur “Crier pour surivre (part 1)” ou “Genèse”. Impossible de ne pas rattacher cela à la polyrythmie pratiquée par le groupe, non sans rappeler certaines sonorités “djent”, dont la décomposition introductive amorcée sur “Traces” et la mathématisation crescendo (et diablement oppressante) pratiquée lors de “Acédie”. Mixage et production sont également d'une précision bluffante et permettent un agencement audible de la densité musicale proposée ici, notamment au niveau de la basse, bien intégrée en arrière-plan, dictant la lourde cadence des titres.
Si l'on sera parfois tenté de rapprocher
Cenesthesie de groupes comme
Meshuggah ou
The Dillinger Escape Plan, force est de constater que les Français font tout pour s'enfermer dans un monde bien particulier, d'avantage salissant et noirci, parcouru par une mélancolie fiévreuse et glauque. Cela débute par les paroles (en français, s'il vous plaît), imprégnés d'un pessimisme latente, descriptions pestilentielles qui mettent en abyme l'humain et les défauts de son espèce: des titres comme “
Seul” ou “Genèse” sont de véritables écrits infernaux, d'autant plus éloquents qu'ils évoquent ces réalités tabous que l'on ose rarement contempler de front. Des écrits percutants et bien formés, chose assez rare pour être soulignée. En outre,
Cenesthesie agrémentent leur ambiance claustrophobique au moyen de la symbiose artistique qui les animent; ainsi, la dichotomie des tempos sur “Á jamais” est à même de bousculer l'auditeur dans son écoute, pendant que l'interlude “En nos veines” inquiète de par son aspect de messe rituelle. Enfin, le groove tuméfiant d'un “Acédie” en fin de morceau délivre son lot de haine et d'horreur, parfaite illustration d'un album qui n'hésite pas à aller chercher le public dans ses moindres retranchements.
Le chant de Jan mérite d'être cité: voix lourde et caverneuse, qui s'inscrit à merveille dans l'ensemble instrumental, et qui ne ressemble à aucun autre type de chant. Encore une fois, ceci marque la volonté de
Cenesthesie de s'inscrire dans une perspective identitaire personnelle, défi relevé ici. La tonalité de l'album, très angoissante, est respectée et il faut avouer que le projet délivré par les Français est d'une cohérence rare pour un premier essai: on est en phase musicalement et thématiquement, l'ambiance froide se mêlant à la rythmique débridée, aux sonorités modernes et aux transitions, même les plus éclaircies. Vous l'aurez compris, “Viscéral” est cohésif comme peu de premiers albums le sont.
Attention néanmoins que cette cohésion ne devienne pas une excuse pour s'embourber dans un monolithisme aride: en effet, ce “Viscéral”, aux nombreuses qualités, peut sembler difficile à assimiler sur le long terme. Au détour d'une heure d'écoute, la musique de
Cenesthesie, exigeante car très dense, montre quelques soucis de diversification car elle reste tout le temps sur la même ligne artistique; plus on s'enfonce dans leur univers, plus le manque de pluralité se fait ressentir. Un manque de pluralité uniquement comblé par les interludes instrumentales (“Trêves”, “En nos veines”) ou par quelques petits passages plus disparates (on se réjouit de la sonorité plus -core de “Pour Seule Arme” par exemple). Car même si la symbiose frôle la perfection, une recette ne fait effet qu'un temps, raison pour laquelle on aurait souhaité que ce “Viscéral” exploite d'autres pistes: on regrette notamment la relative absence de solos ou de tentatives d'approche plus catchy... Le risque majeur serait de pratiquer une musique trop hermétique pour que l'auditeur puisse s'y identifier.
Cependant, bouder son plaisir à l'arrivée serait faire preuve de mauvaise foi. Pour son premier test grandeur nature,
Cenesthesie nous font part d'une œuvre complète et techniquement irréprochable, à l'identité réelle et à l'indépendance salvatrice. Espérons seulement que, par la suite, la quintette saura apporter une certaine diversité à ses compositions, pour que l'immersion, déjà réussie, n'en devienne que plus intense et passionnée...
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