Très populaire en Amérique du Sud (notamment au Brésil), le heavy metal a en revanche beaucoup de mal à voyager de là-bas vers notre vieille Europe. Si on affirme souvent adorer
Angra ou
Shaman, on accorde généralement peu de place dans notre discothèque à d'autres groupes sud-américains. Ces groupes sont alors contraints de rester sur leur continent, eux qui accueillent toujours chaleureusement les meilleurs groupes européens. Pour ce qui est du Chili, le bilan n'est pas mieux ; certes avant 1990 le pays ne connaissait pas ou peu le metal, mais qui connait aujourd'hui un grand groupe chilien ? La scène locale n'est pas inintéressante pour autant et mériterait d'être mieux reconnue dans nos contrées. Certains se souviennent peut-être de
Six Magics, proposant un heavy metal bien foutu, et qui avait été ardemment défendu par Eternalis ici.
Ce sont donc les chiliens de
Delta qui nous intéressent là, et qui sortent avec
The End of Philosophy leur cinquième album studio, toujours dans un metal progressif enlevé, empruntant parfois au néo-classique. Cinquième album déjà, et je n'ai jamais entendu parler de ce groupe sur les webzines spécialisés européens avant cet album. Encore une conséquence de cette cassure entre nos deux continents. Le groupe a toutefois récolté des succès dans son pays, gagnant quelques tremplins, et signant chez un label local spécialisé dans le progressif, Mylodon Records. Le groupe mené par Nicolas Quinteros et Benjamin Lechuga continue dans le metal psychologique avec un album au concept intéressant et aux paroles soignées. La pochette est remarquable elle aussi, évoquant inévitablement "Le Penseur" du sculpteur Auguste Rodin.
C'est par les bruitages du long titre éponyme que débute l'opus. Dès les premières secondes l'ambiance est posée, sombre et froide (mais pas glaciale) et toujours fascinante. Le chant de Felipe del Valle, passé au vocoder, illustre bien cette atmosphère malsaine ; il chante d'ailleurs d'une fort belle manière, modulant sa voix, tantôt doux tantôt agressif (mais jamais violent), et ce, sur tout l'album. Les instruments ne sont pas en reste et tiennent à s'illustrer au même titre que la voix, comme il sied bien au progressif. En témoigne un excellent passage instrumental, très expérimental sans être décousu, et qui offre de belles performances du clavier et de la guitare notamment lors de leurs soli respectifs. Le final du morceau est un grand moment de musique, que je ne pourrais décrire sans gâcher la découverte aux futurs auditeurs.
Ainsi,
Delta joue la carte d'un metal racé et élégant, profondément progressif, non dénué d'expérimentations, avec plus de la moitié des titres en format allongé. Ces formats permettent au groupe de développer des morceaux plus recherchés, plus progressifs, où la mélodie se dévoile peu à peu. C'est le cas du très beau
Farewell, déroulant sa longue mélopée sur plusieurs minutes avant d'atteindre le rythme de croisière.
C'est aussi le cas de
Nostalgia, cas encore plus extrême car la tension est encore plus forte, ce qui démontre un énorme travail de mélodie. La chanson semble simple au premier abord, mais tout est extrêmement recherché, des accords de guitare acoustique du début aux vocaux particulièrement touchants de Felipe Del Valle. Son chant sur ce titre est exceptionnel tant par sa maîtrise (certains passages nécessitent beaucoup de technique) que par les émotions qu'il transmet (il semble vivre ce qu'il chante au même moment).
Mais loin des ces titres plus calmes légèrement typés rock progressif, les chiliens proposent aussi des morceaux plus courts diablement efficaces. C'est le cas de
New Philosophy, impressionnant tant du point de vue de la mélodie que de la technique - ces riffs, ces soli, ce rythme ! À noter que ce titre est servi par un très bon clip, bien réalisé et plein de trouvailles (le passage du solo de guitare est génial !).
No More séduira par ses atours très progressifs, avec lignes vocales schizophrènes, passages jazzy voire swing, et même un solo de basse ! Enfin Like a Man et son rythme effréné achèveront de vous convaincre, lorgnant alors vers ce qu'on appelle le "power progressif" tant
Delta allie puissance et structures complexes.
Il faut bien admettre que le chant y est pour beaucoup dans la réussite de cet album. Felipe a un timbre original, et des capacités bien réelles pour moduler sa voix très rapidement. Il vole ainsi la vedette aux guitaristes, pourtant très doués eux-aussi, et ils ne se gênent pas pour le démontrer non plus. Quoique les nombreux soli servent toujours la mélodie et ne tombent pas dans la stérilité. Tant qu'à parler du travail vocal, comment ne pas évoquer le titre fleuve Bringers of
Rain ? Celui-ci laisse d'ailleurs apparaître le mercenaire
John West, en très bonne forme, et les deux voix se complètent à merveille pour un duo particulièrement réussi.
Delta s'essaye même au canon, et le rendu est excellent.
Tous les titres mériteraient que l'on parle d'eux, tous étant intéressants et proposant d'excellentes choses. Toutes les mélodies font mouche, parfois à grand renfort de claviers (Bringers of
Rain), donnant alors un aspect orchestral (
Frozen Heart).
Seul le dernier titre,
Why Are You So
Far ?, ne surprend pas autant que les autres, se complaisant dans un progressif assez convenu même si toujours agréable. Ce n'est toutefois qu'un titre bonus, donc pas de quoi s'affoler.
Finalement, s'il arrive que l'on perçoive subrepticement quelque influence (un peu de
Dream Theater, du
Mastodon, du
Tool), il est à noter que
Delta s'est créé entièrement sa propre identité, effectuant un rapprochement entre progressif, néo-classique et metal moderne vraiment original. Certains groupes s'y sont déjà essayé (Sage's Recital par exemple, avec
John West) mais jamais avec autant de réussite.
Malheureusement, les prochains albums risquent d'être un brin inférieurs à celui-ci, puisque le chanteur Felipe a quitté le groupe, et trouver un remplaçant aussi doué semble mission impossible.
Delta s'impose tout-de-même comme une figure de proue du metal progressif sud-américain, et leur renommée pourrait bien traverser l'Atlantique.
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