Trois mois ont passé depuis le brutal décès de son héros. Apprenant la sortie prochaine de vieux enregistrements de 1988, le chroniqueur crache par terre (et se fait engueuler par sa femme : non mais t'es vraiment dégoûtant ! Nettoie-moi ça!). Toujours pessimiste, le chroniqueur. Il voyait déjà les inévitables charognards en quête du moindre dollar se jeter sur la dépouille encore tiède de Mark « The Shark » Shelton, eux qui avaient superbement ignoré l'épopée quarantenaire de
Manilla Road. Le chroniqueur avait tout faux, c'est un vieux con. Et il est très heureux d'en convenir ; il aurait pu voir que ce témoignage du passé sortait sur
Leviathan Record, le label de
David T. Chastain
Les deux
Guitar Heroes se connaissent depuis longtemps.
Chastain avait participé à la production de «
Out of the
Abyss », en 1988. Ce que personne ne savait, et que l'on apprend dans le livret de l'album, c'est que
Chastain avait dans la foulée proposé de composer des morceaux, à charge au Shark de les mettre en paroles et en chanson. Shelton s'en était honoré : même si
Chastain n'a jamais défoncé le plafond du Billboard, il était largement plus connu que
Manilla Road. La démarche était purement gratuite et seulement fondée sur l'amitié et l'estime mutuelle que se vouaient les deux musiciens. La mise en boite, issue de travaux épisodiques, dure deux ans et tombe dans l'oubli, les protagonistes se focalisant sur leurs carrières respectives.
Six mois avant sa mort, comme La Pallice, le Shark était encore en vie. Il est contacté par David qui lui propose de publier les vieux enregistrements . Accueil enthousiaste de Mark. Tranquilou, l'affaire avance. D'Allemagne, où il est en tournée, Shelton envoie à
Chastain les mots qu'ils souhaite voir imprimés sur le livret de l'album. Deux jours après, il tombe au champ d'honneur, terrassé par une crise cardiaque à l'issue de son dernier concert. Merci à
David T. Chastain de publier les ultimes écrits d'un grand magicien.
1988-1990. Les deux artistes sont au top.
Manilla Road a atteint sa pleine maturité depuis « The
Deluge » en 1985 ; 1988, c'est l'explosion d'énergie de «
Out of the
Abyss », et 1990, c'est le splendide « Courts of Chaos », émouvant chant du cygne du premier
Manilla Road.
Côté David, la courbe est plus ascendante : il a depuis longtemps abandonné le côté lumineux du Heavy de
CJSS pour s'abandonner à la face sombre d'un
Chastain emporté vocalement par la ténébreuse
Leather : « The
Voice of the Cult » en 88, « For those who dare » en 90 ; et il mène en parallèle son projet solo instrumental,
David T. Chastain, à raison d'une sortie tous les deux ans entre 1987 et 1991. Belle créativité, qui ne l'empêche pas de proposer ce deal à Shelton.
La pêche peut sembler maigre : un titre de 4 minutes, un autre de 5, et un troisième de 12 dédoublé en version longue de 21 minutes (les plus longs titres composés par David). Ce ne sont que des démos de la fin des années 80, qui n'ont pas bénéficié d'un travail conséquent. Même si la production ferait pâlir d'envie celle des
Manilla Road de l'époque, elle est loin d'être à l'aune de ce que l'on peut attendre aujourd'hui. Pourtant, cette collaboration impromptue entre les deux artistes mérite bien cette inattendue résurrection. Mark est au chant, David à la guitare, mais aussi à la basse (excellent jeu, pertinent) et programme la batterie synthétique (qui fait bien le job).
Une remarque de Shelton interpelle : jamais, dit-il, David n'a sonné aussi Heavy. L'écoute des deux
Chastain précités invite à relativiser cet avis, mais osons une interprétation. C'est souvent ce qu'on a au bout du nez qu'on ne voit pas et l'ami Mark ne fait pas exception. Ce n'est pas tant qu'il n'a jamais sonné aussi Heavy, mais que ses riffs et compos n'ont jamais autant évoqué
Manilla Road ! Si un Fields of Sorrows chanté par
Leather n'aurait pas déparé un album de
Chastain, le tropisme Roadien est flagrant sur The Edge of Sanity et
Orpheus Descending. Initiateur du projet, David se livre ici à un véritable exercice de style sans aucun doute prémédité. Ses soli, à une ou deux exceptions près, sont par contre du
Chastain pur jus, et au plus haut niveau de ce que le bonhomme a sorti.
Le matériau de base est rutilant et Mark vient enchâsser de superbes gemmes dans la somptueuse orfèvrerie confectionnée par David. Sur le plus up-tempo, The Edge of Sanity, il gronde une histoire de pilleurs de pyramide et de malédiction du pharaon. Sur le lourd Fields of
Sorrow, sa voix nous emporte à travers les étendues désolées d'un monde post apocalyptique. Le plus long titre alterne passages lents, atmosphériques et riffs ravageurs, un ensemble bien propre à provoquer l'âme d'aède de Shelton et inviter un contenu épique. Mark ne résiste pas et son songwritting est à la hauteur du défi : il insère dans cet écrin le mythe d'Orphée et Euridice qu'il décline à sa manière inspirée, voix claire déclamatoire et grondement possédé.
Magnétique, rageuse, la voix de Shelton surprend par la quasi absence de notes suraigües (deux brèves interventions dans
Orpheus Descending) : c'etait pourtant l'époque où il s'y complaisait, exploitant sans retenue et à l'excès les capacités de ses cordes vocales. Comme pour le riffing Roadien de
Chastain, j'incline à penser qu'il s'agit là d'une auto-limitation délibérée, le registre des notes les plus hautes étant abandonné à la guitare de David.
Et cette dernière est exceptionnelle, elle exploite toutes les facettes de l'immense talent du loustic. Tout y passe et rien n'est à jeter : acéré, bouillonnant, le 2e solo de Fields of
Sorrow crépite comme une mitrailleuse ; ses arpèges sont tout de délicatesse retenue et le dernier lead de
Orpheus Descending est d'une beauté toute néo-classique. On aurait pu craindre que dans la version longue de ce titre, il dilue l'extrême densité de la première interprétation. Le reproche ne vaut que pour l'introduction, inutile et quelque peu artificielle; par la suite, les développements guitaristiques sont certes allongés, mais offrent une plus ample respiration au morceau sans en relâcher la tension. Le chant de Shelton, identique, s'y déploie mieux, renforçant ainsi l'intensité dramatique.
Cette fructueuse collaboration sera laissée en jachère. Côté Mark, l'oubli est complet, mais c'est un peu moins le cas chez David : sur le
Chastain suivant, « For those who
Dare », on trouve un ou deux soli qui sonnent sheltoniens, et le titre Please Set us
Free m'évoque beaucoup
Manilla Road. Surtout, il réinterprétera (de façon moins inspirée) The Edge of Sanity dans le premier album de
Zanister, en 1999.
Ces trois titre et demi sont excellents, mais malgré quelques inflexions stylistiques, ne font que confirmer la haute qualité des deux artistes. Leur édition tardive n'est pourtant pas inutile : cette sortie de l'oubli réjouira les fans de
Chastain et de Shelton, qui auront à cœur de leur réserver une place dans leur collection. Un peu comme si, trompant le mythe et les Dieux, Orphée remontait des Enfers avec son Eurydice.
Très bonne surprise que ce petit trésor déterré du passé... J'ai aussi eu plaisir à te lire et appris des choses qui m'étaient totalement passées au-dessus du cigare, comme quoi on en apprend encore après toutes ces années... ;-)
J'étais passé à côté de cette chronique riche en anecdotes que je ne connaissais pas, Hibernatus rules.
Cet album est une perle, une vrai tuerie !
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