"La musique devient un accompagnement, on l'entend plus qu'on ne l'écoute". (Vincent Rouzé, maître de conférence à l'université
Paris-VIII, spécialiste des pratiques musicales)
"Le fait d'avoir une bibliothèque entière au bout des doigts représente une révolution suffisante pour compenser l'absence de support physique". (Denis Ladegaillerie, président du premier label musical entièrement numérique)
Ces énièmes affirmations froides et impitoyables à propos du "CD en voie d'extinction", lues ce vendredi 28 octobre 2011 dans les pages "
Culture" du quotidien gratuit Métro me glacèrent une fois de plus le sang, et me renvoyèrent intérieurement à plusieurs de mes disques : "
Power and the
Glory" de
Saxon; "Faceless World" d'U.D.O.; "The
Seventh Sign" de Malmsteen; "Look at Yourself" d'
Uriah Heep, ou encore "Programmed" de
Lethal...
Est-ce à cause de ces abominables pochettes, plus laides les unes que les autres, que les Puissants de ce monde décidèrent lors d'un pacte secret d'en finir définitivement avec les artworks ? Y-eut-il en cette sombre nuit des discussions enflammées traduites en quinze langues par des interprètes sérieux comme des papes à propos des spaghettis d'Axl
Rose ou du slibard rouge d'"High'N'
Dry" ? L'homme au costume rouge n'étant plus là pour défendre la Musique qu'on assassine, la décision fut entérinée. Les CDs doivent mourir. C'est comme ça. On n'arrête pas le progrès.
Vingt ans plus tôt, en 1990, ne sachant pas encore qu'un inexorable processus était déjà en branle avec l'abandon du vinyle pour un support numérique, l'allumette qui finalement mit le feu aux poudres, on se permettait tous les excès... Qu'a bien-t-il pu se passer, par exemple, à Hebron, dans le Kentucky, petite ville de 13 000 habitants jouxtant Cincinnati, où naquit le groupe
Lethal dès 1982, pour que ses talentueux musiciens valident cet hideux logo ainsi que la cover de ce "Programmed", et ce malgré des années d'expérience (nombreux concerts new yorkais et californiens pour se faire un nom) et la sortie d'une démo du nom de "The
Arrival", vendue à plus de mille exemplaires et particulièrement remarquée par les fanzines en 1987 ?
Les frères Cook (Eric à la guitare et Glen à la basse), fondateurs du combo avec Tom Mallicoat (chant) étaient-ils dans une impasse financière après l'enregistrement de cet album à West Orange dans le New Jersey, son mix à
New York, sa masterisation à
Los Angeles et la réalisation d'un clip ?
Il est fort à parier que oui, car en creusant un peu on s'aperçoit que c'est le second guitariste, un certain Dell
Hull, qui est crédité pour le logo et l'artwork.... Et on ne peut malheureusement pas être doué dans tous les domaines. Dommage ! Car si Dell et ses copains avaient su dessiner aussi bien qu'ils s'y entendent à manier la six-cordes, ou avaient eu un pote un peu plus doué avec ses crayons que notre guitariste-apprenti-peintre, le destin de
Lethal eut peut-être été autre...
Avouons-le en effet, combien de disques avons nous acheté sur une impulsion, en éprouvant un coup de cœur pour sa pochette ? Entre les artworks sexy que nous avons embarqués un jour de misère sexuelle ou d'émoi pré-pubère ("
Slippery When Wet"," Bloody Kisses", "
Invasion Of Your Privacy", "Slave To The Thrill" d'
Hurricane ou "Balls to the Walls" si vous préférez l'autre sexe - et je ne veux pas savoir qui pense à "
Virgin Killer"); les pochettes qui nous ont attirées car elles nous en rappelaient une autre ("Sea of Light" d'
Uriah Heep et "The Ladder" de Yes, ou encore "Recycler" de
ZZ Top et "Boys In Heat" de
Britny Fox); et tout simplement les illustrations empreintes de magie pure, dont on savait rien qu'en les regardant que le contenu serait forcément exceptionnel (à commencer par les Iron Maiden, les Marillion, et je m'abstiendrai de citer la liste longue comme le bras des groupes pour lesquels a bossé le visionnaire Andreas Marschall); combien ? Et surtout, à côté de combien de bons disques sommes-nous passés à cause de leur manque d'esthétique ? Auriez-vous acheté ce
Lethal pour quelques dollars sans en avoir entendu parler?
Eh bien, vous auriez eu tort. Car question compositions, les frangins Cook alliés à Tom Mallicoat font très, très fort. Dix compositions, neuf bombes à neutrons. Je mets un petit bémol à la ballade "Pray For Me", qui en restant agréable, est un cran au dessous du niveau olympique de cet opus. Pour vous situer un peu le terrain de jeu, les étiqueteurs parleraient, je pense, de "
Metal progressif" ou de "
Power Prog". N'ayant jamais pour ma part considéré Queensrÿche comme Progressif, je préfère dire que Tom a rallumé, ou entretenu, la flamme que
Geoff Tate évoque dans "The
Warning", les morceaux de
Lethal ayant un petit goût de "
Rage For Order" fort appréciables, surtout à l'heure où les anciens maîtres nous font aller de déceptions en déceptions. Si vous appréciez le côté chiadé mais qui bastonnait quand même des deux, voire trois premiers opus, si l'on compte l'indispensable et mythique "Queen Of The Reich", du groupe de Seattle, alors vous ne pourrez que tomber à genoux devant cet album et vous relever pour regarder sa pochette d'un air incrédule. Oui parfois, les affreuses chenilles se transforment en papillons resplendissants.
La voix du ténor Tom Mallicoat, qui rappelle fortement celles de
Geoff Tate et de Midnight (
Crimson Glory), est évidemment le pilier sur lequel repose tout l'édifice
Lethal. Capable de descendre très bas et d'atteindre des notes haut perchées de la cinquième octave, Tom ne cessera de nous surprendre tout au long de l'album avec des lignes de chant magnifiques, mes préférées étant certainement celles de "Programmed", "Plan Of Peace" et du bien nommé "Killing
Machine".
On notera une petite répétition dans la structure des morceaux, souvent mélancoliques et construits sur des arpèges en ton mineur suivis d'une bonne raclée Heavy
Metal ("
Another Day", "Immune"), ou alors basés sur une rythmique en palm-muting saccadée et tranchante, contrebalancée par une ligne de chant ultra mélodique ("What They've Done", "The
Arrival", "Killing
Machine"). Dans les deux cas, les chansons sont de toutes façons toujours entrecoupées de plans de guitare alambiqués et très mélodiques (le superbe break d'"
Another Day", l'intro de "
Fire in Your
Skin" ou de "What They've Done"), ce qui leur vaut certainement cette appellation "Prog" que je n'ai jamais compris, ayant peut-être trop écouté Yes lors d'une sombre période de ma vie. On est plus proche ici de groupes tels que
Fates Warning ou
Titan Force que de ce que sortait
Dream Theater dès 1989, par exemple.
Concernant la production d'un certain James
Palace (Je n'ai trouvé à son actif qu'un album du groupe
China), et considérant que le budget alloué devait certainement être très limité, on peut dire que les petits gars du Kentucky s'en sortent bien. La batterie de Jerry Hartman sonne, les instruments sont habilement mixés, et c'est évidemment la voix qui est mise à l'honneur. On sent qu'on est allé à l'essentiel, sans fioritures, mais c'est propre et bien fait.
Alors c'est sûr, cet album se serait peut-être vendu à sa juste valeur sans la malédiction esthétique qui lui colle à la peau, mais si cette illustration a une vertu, c'est celle de nous rappeler que nous ne sommes pas des robots. Et pourtant... A l'heure où on ne peut pas aller pisser sans l'avoir signalé préalablement par un Tweet ou un post Facebook, où les enfants croient que le Tennis se joue devant la télé et sans raquette, où on veut nous faire avaler qu'il nous faut un "Kindle" pour lire un bouquin, à l'heure où Steve Jobs, l'homme qui a flingué les disques, les livres et les salles de Cinéma est unanimement glorifié dans les journaux qui d'ailleurs se meurent aussi, je me demande, puisque le CD doit s'éteindre et qu'on n'arrête pas le progrès, quand l'on nous annoncera également la fermeture des musées, les œuvres étant de toutes façons disponibles sur le Net.
"D'ici à 2015, 80% des albums seront vendus en numérique", affirme notre PDG avec un sourire de jeune cadre dynamique, peut-être le même qu'Oppenheimer lorsqu'il mit au point la bombe atomique. Les acteurs de ce business réalisent-ils que passé ce point, plus jamais les gens ne se connecteront en l'espace d'un clin d'œil car ils auront vu dans le salon traîner un disque qui leur parle ? Que la société sera à jamais privée de nouveaux symboles générationnels comme ont pu en devenir le triangle de
Dark Side Of The
Moon, le jus d'orange de Breakfast In America, le costard blanc de Thriller ou le bébé de Nevermind ? Oui, très certainement. Mais on n'arrête pas le progrès.
Et puisqu'il est difficile d'imaginer que la question sera rediscutée au G20 de demain entre l'enterrement de la Grèce et/ou de l'
Europe, les blagues sur
DSK dans les toilettes Homme et la remise des cadeaux pour la petite Giulia, je n'ai plus qu'à espérer vainement ne pas voir de mon vivant le jour où cette société qui me dégoûte au plus haut point aura réussi à faire fermer le dernier disquaire. D'ici là, j'espère encore acquérir de nombreux albums aux pochettes merdiques, pochettes recelant bien souvent des trésors, à qui cet hommage est destiné et dont ce
Lethal est un exemple particulièrement probant.
Ta chro déchire Zaz.
Ça me rappelle à quel point j'adorais le Queensr?che du début et qu'il me manque surtout.
C'est vrai horrible pochette mais les apparences peuvent être trompeuses.
Merci pour la découverte et bravo pour le coup de tatane dans ce monde consumériste.
Vous devez être membre pour pouvoir ajouter un commentaire