Ah, comme elle est loin l’époque bénie du tape trading où l’on découvrait de nouveaux groupes via de vieilles cassettes enregistrées à quelques exemplaires seulement au fond d’un garage qui tenait lieu à la fois de salle de répèt’ et de studio d’enregistrement ! Aujourd’hui, en quelques clics, on a accès à des centaines de groupes, dont beaucoup se singent les uns les autres sans vergogne, et face à cette surabondance musicale, on a parfois du mal à faire le tri et à extirper de la masse les artistes qui sortent vraiment du lot. Ainsi va le monde, mais internet reste tout de même un fabuleux média pour promouvoir de jeunes musiciens talentueux et leur donner la visibilité qu’ils méritent, quoi qu’en disent certains gardiens du temple se plaisant à éructer sur les réseaux sociaux ou les forums spécialisés – paradoxe, quand tu nous tiens… -à qui veut l’entendre leur haine du numérique et de la société moderne.
De mon côté, c’est via Youtube que j’ai découvert Morgu, groupe de doom death atmosphérique et progressif de Tirana dont l’on pourra plus simplement qualifier la musique de post metal ; à l’évidence, très peu d’entre nous auraient entendu parler de cette formation autoproduite sans le sacré coup de pouce de la fameuse plateforme en rouge et blanc (et croyez-moi, ce serait plus que dommage de passer à côté de leur premier excellent album !), alors prenons les choses comme elles sont et remercions le ciel, le Grand Cornu ou les algorithmes de Youtube pour la découverte !
Oceangrave est un édifice sonore monumental de 80 minutes évoluant dans un post metal aussi lourd qu’atmosphérique de toute beauté et nous présentant neuf compositions longues et complexes fourmillant d’idées et d’influences. Ainsi, si la musique s’ancre dans un doom death atmosphérique, les Albanais expriment largement leurs penchants post rock (Parhelion, The Day and The Last Sun), et d’une manière générale, laissent beaucoup d’espace à de longs passages majoritairement instrumentaux qui tissent des paysages sonores lointains et oniriques (l’excellent Flowers of
Woe qui nous emporte dans des contrées célestes, avec ses envolées quasi floydiennes où le mariage entre chant black écorché et mélodies de guitares aériennes envoûtantes fait merveille). Morgu n’hésite pas non plus à enrichir ses ambiances de passages de piano (l’intro de A Sudden Change of
Heart, A Cement Filled
Tree), de flûtes ou de violons (la fin d’A
Dark River) histoire de varier les atmosphères. Ce déchirement constant entre lourdeur doom et sensibilité émotionnelle à fleur de peau portée par des guitares et des claviers évanescents plaira autant aux amateurs d’
Anathema que de Throes of
Dawn, même si Morgu injecte une bonne dose d’originalité dans ses compos : tour à tour, on croisera la beauté grandiloquente d’un
Morgion, avec ces claviers mystiques d’un autre temps qui évoquent Travesty (A Cement Filled
Tree), des ambiances spatiales, indus et technoïdes rappelant les débuts d’...and Oceans puis une langueur chaude et mélancolique aux accents gothiques renvoyant aux premiers
On Thorns I Lay (The Day and The Last Sun) ou la douce béatitude psychédélique d’un Gilmour que l’on retrouve indéniablement dans le toucher de la paire Turku/Meci (la magnifique évasion que nous offrent les passages les plus planants de The Day and the Last Sun et Flowers of
Woe, mastodontes sonores de respectivement 12,38 et 17,18 minutes).
Ce premier album n’est pas exempt de défaut, et les auditeurs les plus exigeants pourront déplorer des vocaux abyssaux et âpres manquant parfois de variété et d’expressivité ainsi que certaines transitions encore un peu abruptes (le simple silence qui semble couper The Day and The Last Sun en deux compos différentes sans rapport apparent, la reprise indus et dissonante à 8,32 minutes de Flower of
Woe suivi de cette coupure soudaine qui enchaîne sur cette longue partie progressive). De même, avec ses 80 minutes et ses morceaux très denses aux multiples influences,
Oceangrave n’est pas le genre de galette qu’on s’enfile d’une traite et qu’on se repasse trois fois de suite, certains reprocheront d’ailleurs peut-être aux Albanais d’avoir pêché par excès de générosité - une fois n’est pas coutume ! - , ces huit pistes débordant d’idées excellentes qui auraient probablement pu être exploitées sur deux enregistrements distincts. Ceci dit, même pris à part, chacun des morceaux est très bon et parvient à déployer des ambiances uniques qui nous immergent pleinement, et force est de constater que ce melting pot un rien improbable fonctionne parfaitement : le sextette semble laisser libre cours à sa créativité sans se fixer aucune limite et le résultat est bluffant de cohérence et de maîtrise.
Vous l’aurez compris,
Oceangrave est une excellente découverte, un premier album à la maturité surprenante qui peut d’emblée prétendre imposer Morgu parmi les groupes les plus prometteurs de la scène postmetal. La musique du sextette, riche, variée et profonde, pourra séduire les amateurs de groupes aussi divers que Cult of
Luna, Sun of
Nothing,
Pallbearer,
The Ocean,
Katatonia,
Anathema ou Throes of
Dawn et vous entraînera inexorablement dans ces fosses marines aussi belles que sombres qui pourraient bien devenir votre tombeau...
Alors, qu’est-ce qu’on dit ? Merci Morgu et… merci Youtube !
Vous devez être membre pour pouvoir ajouter un commentaire