Après une première démo anonyme parue en 2009, c’est par une nuit de pleine lune d’octobre 2016 que Créatures se décide à sortir de l’ombre pour nous dévoiler toute l’horreur qui règne dans
Le Noir Village. One man band emmené par Sparda, la horde va nous entraîner en plein douzième siècle, nous comptant l’histoire tragique d’un petit village français hanté par des monstres surnaturels et sanguinaires à travers six pièces qui forment un seul et même conte horrifique.
La représentation démarre avec les bruits simples et paisibles d’un petit village reculé et une partie acoustique de toute beauté nous entraîne doucement dans ce décor champêtre. Une narration claire et posée nous conte les prémices de cette histoire aux allures bucoliques, mais on peut déjà sentir la menace sourdre avec ce thérémine aux sonorités étranges et fantomatiques.
La tension dramatique monte progressivement, puis le metal s’empare du morceau, envoyant des riffs saturés, un rythme lourd et une voix hurlée et menaçante.
Pas besoin de blasts pour dépeindre l’horreur et le malaise, ce mid tempo à la basse entêtante et ces guitares, à la fois grinçantes, plaintives, aigues et lancinantes retranscrivent parfaitement la souffrance et le combat intérieur de ce lycanthrope qui essaye désespérément d’étouffer les pulsions animales qui montent irrésistiblement en lui. Puis une brusque et fatidique explosion de violence, retranscrite par une batterie déchaînée et incontrôlable, des hurlements déments et des bruitages suggestifs, délivre la sauvagerie de la Bête qui a fini par prendre le contrôle sur l’homme. Furie dévastatrice, sang et carnage, suivis par la consternation, le baiser amer de l‘impuissance et du remord qui nous caresse en toute fin de piste sur ces guitares acoustiques à la légèreté insoutenable et qui marquent la résignation de Lothaire de s’exiler pour ne plus faire souffrir ses frères de toujours.
Il convient de souligner que les lyrics sont admirablement soignés, composant un récit parfaitement cohérent écrit dans la langue de Molière. Pour rendre son conte encore plus vivant, Sparda s’est entouré de nombreux musiciens, et chacun des nombreux protagonistes présents est incarné par un artiste qui lui prête sa voix, démarche qui fait toujours son petit effet, la profusion et la diversité des vocaux étant ici aussi bluffante que déroutante.
La piste la plus riche est sans doute Martyre d´un Tanneur, vrai titre de metal horrifique extrême et progressif, qui du long de ses 13,24 minutes dessine une véritable fresque narrative, dans laquelle clavier, piano, violon, thélémine et trompettes s’entremêlent et appuient l’instrumentation metal pour mieux souligner les émotions qui minent et animent Grimoald, entre désespoir, dépression, révélation et délivrance. Dans un autre registre, le spleen romantique d’Un Monstre Assoiffé de Cœur dépare, avec ce piano mélancolique et cet orgue sentencieux qui nous élève de ses notes omniprésentes. Le chant clair d’Oz, parfois aux limites de la justesse, montant dans les aigus sur un refrain aussi décalé que jouissif, flirte allègrement avec la folie, et ce final au riff épique et majestueux nous entraîne irrésistiblement jusqu’au dénouement.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que cet album est musicalement fourni, complexe et versatile, mêlant indistinctement black, death, horror metal et passages plus heavy ou doom en fonction des besoins de l’histoire, et qu’il ne livrera pas tous ses secrets à la première écoute : riffs dissonants rappelant parfois un peu
Blut aus Nord, folie baroque et théâtrale fleurant bon le
Notre Dame à grand renfort de thélémine, ensemble épique, mélodique et intense ranimant le bon souvenir du
Furia d’A la quête du Passé, enchaînant passages acoustiques, parties mélancoliques et lentes avec des moments de folie furieuse à la violence inouïe (A l’Orée du mal, le Pacte Interdit),
Le Noir Village est un travail d’orfèvre qui reste difficile d’accès, et pourra faire faire la grimace aux amateurs d’un black conventionnel et conservateur. Sa richesse et le foisonnement de ses ambiances, s’ils constituent une qualité indéniable, constituent aussi son défaut majeur, ce côté baroque décomplexé ne pouvant assurément pas plaire à tout le monde.
Pour conclure, le premier album de Créatures est une réalisation extrêmement riche et exigeante qui mérite un véritable effort de la part de l’auditeur. La profusion des voix, l’abondance et l’exubérance des riffs, ces dissonances bizarroïdes et tordues, le côté extrêmement théâtral, spontané et imprévisible de l’ensemble en font une œuvre unique et ambitieuse qui peut dérouter mais qui, une fois apprivoisée, devient réellement addictive. A écouter sans modération si vous n’avez pas peur de vous retrouver à errer à demi nu et fou de rage et de douleur les soirs de pleine lune…
Un chouette concept, un univers graphique de toute beauté, des sonorités audacieuses mais fort bien amenées (du thérémine dans le Black, mais c’est bien sûr !), un sens certain de la théâtralité qui n’est pas sans rappeler les aventures de Diabolical Masquerade, Master’s Hammer ou Tartaros (et bien entendu, dans un style différent, l’incontournable King Diamond), une narration très prenante qui se permet même des « flashbacks » et un « twist » final dans le dernier titre (désolé pour ces horribles anglicismes à propos d’une œuvre entièrement construite dans la langue de Molière !), des surprises qui n’ont pas peur de prendre l’auditeur à contre-pied (la complainte du vampire « Il Était un Monstre Assoiffé de Cœur », qu’on s’attend logiquement à être hurlée sur un registre à la Cradle of Filth et qui s’avère finalement intégralement chantée en voix claire), des trouvailles musicales parfois très inspirées (ha, cette ligne de basse pour accompagner le loup dans « L’Horreur des Lunes Pleines »)… Bref, un fort bel ovni musical qui fait honneur à un Black Metal francophone décidément au mieux de sa forme.
Alors évidemment, quelques petites critiques peuvent émarger ça et là. Alors que les passages en chant Death/Black sont tous très percutants, les voix claires manquent souvent de conviction et adoptent un style parfois en décalage avec le ton de l’histoire (le phrasé du prêtre dans « Martyre d’un Tanneur » évoque par exemple davantage le Renau d’un Lofofora qu’un ecclésiaste médiéval en pleine prêche). De même, alors qu’on peut saluer un travail d’écriture la plupart du temps magistral, quelques petits passages auraient pu être encore un peu afinés (quel dommage ce « Je suis le loup-garou plus dangereux que la guerre », alors qu’un « Je suis le loup-garou qui hante vos terres » auraient été tellement plus adapté au contexte, et permettait de surcroît d’accrocher une rime riche avec le « Lothaire » du vers suivant). Néanmoins, rien qui ne vienne entacher le réel plaisir que nous avons à nous laisser entraîner dans le Noir Village et les sombres sous-bois qui l’entourent.
Merci pour la kro ! :)
PS : parler de « lyrics » pour une œuvre intégralement pensée et écrite en Français, j’avoue que ça m’a fait un peu saigner les yeux, mais bon… ;)
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