Écouter de la musique se fait avec un but indistinct : on recherche le plaisir d'une mélodie jouissive, le rythme effréné qui nous fera exulter, le souvenir d'une chanson d'enfance, la curiosité de découvrir de nouveaux sons, un fond sonore pour repasser ses chemises, ou de la techno boum boum pour faire trembler les vitres de tout le quartier dans sa voiture de sport. Le but de "Everywhere in the
End of Time", projet fleuve de plus de six heures, divisés en six "stages", n'est pas de divertir. Plutôt de faire partager une expérience traumatisante, celle de la longue dégradation que provoque une maladie mentale, et en particulier Alzheimer, depuis les premiers signes de dysfonctionnement jusqu'au stade de la dégénérescence ultime. C'est une épreuve d'endurance, comme un marathon, où on se demande en permanence s'il faut la tenter, et on doit abandonner ou s'astreindre à aller jusqu'au bout. Certes, pour nous metalleux, rôdés aux ambiances sonores malsaines, poisseuses, stridentes et violentes, ce genre d'ambient pourra sembler léger et sans conséquences pour notre bien être. Mais la musique de
The Caretaker est insidieuse, car son apparente innocuité laisse le temps au cerveau de réfléchir, de tourner en rond, aux images de se former et de disparaître. Aussi, pour chaque séance d'écoute, j'ai choisi un lieu et un moment pour être tranquille, propice à la contemplation, pour me laisser enfermer dans cette pièce et ne pas être tenté d'en sortir. Les plus hardis ont tenté de l'écouter d'une traite, plongés dans le noir, pauvres fous !
D'ailleurs, à propos, que s'est-il passé récemment ? "
Everywhere at the End of Time" est devenu un.... challenge Tik Tok. Car
The Caretaker est devenu un phénomène viral à son corps défendant, disséminé par des vidéos Youtube et tutti quanti. Son projet a même fait l'objet de nombreuses versions covers improbables, comme cette version Minecraft très réussie "Minecraft, but it's
Everywhere at the End of Time", et l'Easter Egg de l'avatar
The Caretaker trouvable dans le jeu lui-même. Tout ce cirque a pu provoquer l'ire de ses fans les plus hardcore, mais au fait, comment
Leland Kirby prend-il cela ? Plutôt bien, merci pour lui, considérant que, dit-il "cela a pu aider des personnes plus jeunes à comprendre les symptômes que les gens peuvent rencontrer avec la démence". Ce qui est une manière très raisonnable et louable de réagir à une polémique en carton, en 2021.
Leland Kirby avait sorti dix disques depuis 1999, dont le plus notable est "
An Empty Bliss Beyond This World", lorsqu'il s'est attelé à "
Everywhere at the End of Time". C'est l'aboutissement de l'œuvre d'une vie à laquelle il a consacré plusieurs années, sortant les six parties l'une après l'autre au fur et à mesure de leur création, entre 2016 et 2019. Chacun des six disques a une pochette, œuvres peintes par Ivan Seal dont le dépouillement renvoient à l'impressionnisme et au cubisme.
Leland laisse d'ailleurs carte blanche à Ivan Seal pour l'illustration de ses albums, respectant l'intégrité de son œuvre au point de ne pas vouloir rajouter le nom de
The Caretaker sur les artworks. Jamais je n'ai scruté de pochette d'album en l'écoutant autant que celles-ci, tellement elles se font l'image et le symbole de leur musique, leur projection, presque leur résultat.
Le processus créatif se situe dans la dégradation d'un support original, de vieux disques oubliés qu'il passe son temps à chercher inlassablement. Le travail effectué sur les morceaux choisis est un traitement en studio par ordinateur, qui simule une dégradation plus ou moins marquée ou subtile, plus ou moins déformatrice ou destructive, que
Leland Kirby construit en y mettant une grande part d'aléatoire. Les morceaux, sons, et samples passent dans cette moulinette, et
Leland les réécoute, les triture en cherchant la pépite qu'il ajoutera à sa collection. On peut y voir une allégorie du travail de la mémoire, qui cherche les souvenirs, les range, et les modifie ou les réécrit, intentionnellement, ou sans s'en rendre compte.
Leland, qui a démangé de sa Grande Bretagne natale à Cracovie en Pologne depuis 2013, a ses habitudes. Il joue aux fléchettes, dans un bar local qui est son QG. Chez lui, il s'astreint à produire régulièrement, un ou deux morceaux par jour.
Si je ne vais pas m'amuser à faire du track by track des six disques, il faut se résoudre, je pense, à décrire l'album chronologiquement, car c'est son essence même. L'évolution de sa dégradation suit le temps qui passe, agît, use, détruit, inexorable.
Une musique surannée, mélange de musique populaire des années 1910 à 1950, ventrue et débonnaire, dodeline comme une mamie aux fourneaux, qui prépare inlassablement le repas jour après jour. C'est de la musique de "ballroom", des bals où l'on dansait au son d'un orchestre, ou d'un disque, celle qui peuplait les souvenirs de nos aïeux. Une idée qui lui est venu d'une des scènes cultes du film
The Shining, qui se passe dans une salle de bal, et qui a donné naissance au concept de
The Caretaker il y a vingt ans. Rien de metal ici, ni guitare ni batterie, mais de la musique samplée et malaxée, déformant le son chevrotant des cuivres, des pianos d'antan. Le crépitement de la tête de lecture sur le vinyle, qui varie beaucoup d'un morceau à l'autre est un instrument à part entière, qui symbolise l'usure du souvenir, avec ses artefacts, sa réverbération, son écho ; il a une vie propre.
Toute la musique semble downtunée, et légèrement déformée par des variations infimes de tonalité et de tempo. A moins que ce soit juste une illusion, ou le rendu des procédés archaïques d'enregistrement par un microsillon des années 20. C'est comme si quelque chose n'allait pas dès le départ, on a la sensation que le ver est déjà dans le fruit…
Chaque titre de morceau raconte l'histoire qui se joue, les souvenirs évoqués, et la réaction qui se répercute dans le présent : chacun est performatif, sans relation apparente avec la musique, il plaque sa signification dessus. Si les premiers morceaux du Stage 1 s'écoulent avec l'indolence d'un air d'ascenseur ("A2 - We Dont Have Many Days"), ou d'une musique d'accompagnement ("A1 - It's Just a
Burning Memory", ...), peu à peu, les premiers signes inquiétants apparaissent. Un bruit qui n'a rien à faire là, un passage qui tourne en boucle - la mémoire saute comme un disque rayé ("A4-Childlishly Fresh
Eyes"), le vernis de la normalité se fissure. Au fur et à mesure, les tableaux musicaux se chevauchent, s'interrompent, et le collage des souvenirs se fait de manière plus involontaire ou erratique ("B3-Quiet Internal Rebellions" et "B4-The Loves of my Entire
Life")... Certains éléments sonnent un peu trop forts, comme si l'oreille se concentrait exagérément dessus, où sont prolongés par un écho mystérieux. Je marche dans mon quartier, au bord du fleuve qui s'écoule tranquillement vers l'océan. Tout est familier, je connais chaque trottoir, ces pontons partagés par les humains, les canards et les mouettes. Une sonnerie m'a fait sursauter, c'était juste le train qui arrivait dans mon dos.
Le début du Stage 2 marque un changement radical, ou les mélodies sépia sont presque recouvertes par un son synthétique pulsant aux accents presque extatiques ("C1-A Losing Battle us Raging"). Les souvenirs heureux du passé reviennent ("C2- Misplaced in Time", ), mais semblent se détériorer subtilement tout en montant en intensité émotionnelle. Les premières manifestations angoissantes surviennent avec "C4 - Glimpses of
Hope in Trying Times", ou les samples et des synthés étranges illustrent un présent obsédant qui se mêle aux bribes de passé. Le son est plus actuel, sophistiqué et torturé, et on atteint une sorte de montée paroxystique où la beauté de fond avec une douleur lancinante. Des bruits de pas se joignent au craquements du diamant sur le vinyle ("C5-
Surrender to
Despair"). D'autres univers musicaux entrent dans la danse : "D1- I Still Feel as Though I am Me" fait penser au Lac des Cygnes, avec ses violons enchanteurs.
Pour ceux que la longueur éprouvante du projet rebuterait, mais qui sont curieux, l'écoute du seul Stage 2 fera l'affaire : c'est le plus riche et il marque le point de bascule vers la dégénérescence et la démence.
Je rentre dans un tunnel piéton, sous les dunes. C'est dimanche matin, le ciel est d'un bleu clair, il fait déjà chaud, un couple de promeneurs promène son chien, qui se promène… Les cuivres se répercutent en écho, comme dans une galerie des glaces, à l'infini. "E1 - Back There Benjamin", Stage 3. "Viens-là Benjamin ! "Pourrait dire une mère, de l'autre coté du tunnel de tôle ondulée. Le chien tire la laisse d'un trottinement ondulant, promène le couple derrière lui. Je longe l'océan, qui roule indéfiniment sur la plage. Je croise des coureurs, qui courent indéfiniment, indéfinis et interchangeables. La musique de "E4 - Libet's Joyful Camaraderie" swingue, poum, poum, poum, poum, je dodeline de la tête. Je bifurque vers la forêt de pins, à la recherche de tranquillité, il y a trop de monde. Je sens un décalage hallucinant entre la musique dans mon casque, et la vie qui s'écoule autour. "E7- Bewildered in Other
Eyes" ressemble à du xylophone joué par un petit satan de trois ans et demie. L'ombre des pins me recouvre, le vent s'insinue en moi, il n'y a personne autour.
"
Everywhere at the End of Time" est séparé en six stages, mais il peut se découper d'autres manières ; on peut considérer les stages 4, 5 et 6 comme les plus nihilistes et chaotiques, avec des morceaux de plus de vingt minutes aux noms cryptiques et cliniques ("G1 - Stage 4 Post Awareness Confusions", "K1 - Stage 5 Advanced Plaque Entanglements", "Stage 6 A
Confusion so Thick
That you Forget Forgetting",…), qui décrivent l'action de la maladie (Post awareness - post conscience si on peut dire, un état de confusion où la perception de la réalité est définitivement corrompue et altérée) sur la mémoire et la conscience. En effet, James Kirby s'est servi des trois premiers stages comme bibliothèque de mémoire, comme base pour les trois derniers disques.
A partir du début du Stage 4 avec "G1 - Stage 4 Post Awareness Confusions", ce n'est plus une musique mémorielle qui passe, mais des sons qui se percutent et se juxtaposent, comme lorsqu'on cherche les stations sur une radio analogique. Un espèce de bruit de fond indistinct remplit l'espace indéfini, oblitère toute possibilité de silence. Des bribes de musiques de sons arrivent, repartent si vite qu'on se demande si on les a entendus. Au loin, on croirait entendre une voix de crécelle qui pépie tout du long, qui n'est que la litanie des souvenirs perdus qui s'entrechoque dans le chaos. Je comprends à ce moment-là que c'est déjà fini, tout est déjà perdu, le chaos se promène en tirant une laisse vide, comme un chien qui tourne en rond. Le cerveau essaie de suivre les sons, il n'y arrive pas, il finit par laisser les oreilles apporter les sons, sans les analyser, sans les comprendre, il se noie dans le flot qui roule indéfiniment, dans l'ombre des pins.
Je suis dans un lit, il fait noir, l'écran me fait mal aux yeux, je fixe la pochette du stage 4 depuis un quart d'heure : c'est un visage de profil, comme momifié par l'épaisseur de la peinture à l'huile.
Pas de traits visibles, ni d'expression, le cou légèrement baissé abandonne, abdique. Est-ce que je suis obligé d'écouter le Stage 4 jusqu'au bout ? Il est évident que rien ne va advenir en dehors de cette incohérence perpétuelle et infinie. Je sais que je peux aller jusqu'au bout : il suffit d'attendre. D'attendre que ça passe, et que ça se finisse.
J'ai enchaîné avec le Stage 5 sans m'en rendre compte. "K1 - Stage 5 Advanced Plaque Entanglements", enchevêtrement avancé de plaques, tout un programme. C'est pas des plaques enchevêtrées sur la pochette ? Une danseuse choucroute en béton qui escalade un escalier de plaques enchevêtrées. L'indistinctibilité du chaos est devenue frénétique. Mon cerveau tire sur la laisse, comme un tire sur la laisse, comme un... J'arrive à suivre ! Ca y est ! Un cerveau surfeur sur l'océan qui se jette. Mais ça ralentit, le calme revient, relatif. Tiens, des voix, comment ? Je dois venir ? Des gouttes d'océan tombent sur le carrelage. Il faut faire la toilette ? La vacuité prend tout l'espace sonore, le chaos vrombit, le lit est dans le noir, noir trottoir.
Je pourrais aller jusqu'au bout et enchaîner en dodelinant indistinctement sur le stage 6, mais je vais.. arrêter. Il faut arrêter. Le silence, le noir, tout va bien, à demain.
Leland James Kirby a eu longtemps peur de ce dernier stage, peur de le finir, et de le rater. Il s'est expatrié en Pologne pour finir son travail. L'image est un rectangle, comme une porte posée en équilibre, qui ne donne sur Rien. Ou un tableau retourné, sans cadre, un une chute de BA13, j'en sais rien. Elle est barrée de rouleau adhésif qui se décolle. Une chose qui a eu une utilité, une raison d'être et qui n'en a plus.
L'ambiance est celle d'un parking souterrain de 1000 km2 , dans lequel les vagues sonores s'entrechoquent. Un grondement perpétuel de tunnel de métro se perd dans l'immensité recluse, ricoche sur des parois menaçantes, qu'on s'attend à prendre en pleine figure à tout moment. On tâtonne dans le noir, le bruit et la fureur. Un grognement animal, monstrueusement déformé, se fait entendre au loin, à moins que ce soit derrière moi, animal qui a perdu sa laisse. On n'ose tendre l'oreille, de peur qu'il se rapproche. Mais impossible d'agir, on est spectateur, auditeur, immobile, impuissant. Ah, le son se fait plus fort, c'est une note de l'orchestre de bal, méconnaissable, effrayante.
Je ne risque rien, je marche dans la rue, les berges du fleuve sont tranquilles, une petite pluie tombe sur la capuche qui me protège du vent. Je dois rentrer faire à manger. Monter l'escalier, rentrer chez moi, faire à manger. La cuisine, faire à manger, de la bolognaise à la viande rouge. Le rythme du craquement du disque s'accélère, s'emballe avant de ralentir, c'est juste le temps qui se tend et se relâche.
Plus tard, les bruits extérieurs viennent d'une baignoire, je crois, dans laquelle je suis totalement immergé. Dedans un bruit, dehors un autre bruit, en même temps, comme c'est drôle. L'eau bout, il est temps d'y mettre les spaghettis.
J'aurais voulu tout finir sans temps mort, mais il faut bien vivre, manger, travailler, dormir, et tout le reste. 5 heures 44 minutes, je suis dans... "P1 - Stage 6 A
Brutal Bliss
Beyond This Empty Defeat". Le vide, le néant, la conscience absente. Un cor joue quelques notes, sirène de
Titanic dans le silence des glaces. A moins, que ça ne soit ça, le Port de l'Angoisse. Un court blanc, et une espèce de brouhaha de la matrice m'entoure. Une sonnerie clignotante se rapproche. C'est un engin de nettoyage de la Ville qui recule. Je décide de faire une pause, et de finir la quarantaine de minutes qui restent plus tard, au calme.
Le plus dur dans un exercice d'endurance, c'est la fin, et le plus libérateur, vous verrez.
Bravo pour cette chronique magistrale ! Sacré boulot d'écoute et d'analyse, et une plume aussi sensible que lyrique pour venir nous suggérer tout ça de la plus belle des manières ! Chapeau bas !
Merci, Icare ! Ça faisait plus d'un an que je l'avais commencée, et vu la longueur de l'album, et son aridité, ça a été chaud à mettre en place
Alors pour te tenir au courant, la mienne arrive. Mais ces gros génies de modérateurs ont supprimmé la chronique en m'accusant de ne pas l'avoir mise a jour alors que c'était chose faite depuis un moment. Heureusement je ne suis pas aussi distrait qu'eux et j'ai gardé une copie !
La tienne arrive? Je te trouve bien sûr de toi...
En réalité, les génies ont surtout du mal avec les gens qui peinent à conjuguer correctement et qui pondent des textes inutilement verbeux en se regardant le nombril et en parlant de tout sauf de l'essentiel: la musique...
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