Schliemann et Troie, Evans et Knossos, Howard Carter et la tombe de Toutankhamon, Indiana Jones et le temple maudit... À la longue liste des grands découvreurs de trésors archéologiques, il serait juste d'ajouter le petit label chilien
Evil Confrontation, à qui échut l'honneur de sauver de l'oubli une éphémère formation suédoise nommée
Epic Irae. D'autant qu'il y a l'art et la manière, et les Sud-Américains ont fait en l'an de grâce
2012 un boulot irréprochable avec ce « Dreams and Delusions 1989-1993 » au titre doux-amer : agrémenté d'un superbe artwork de couverture et d'un bon livret, ce double CD bien rempli par les 3 démos du groupe et quelques titres bonus tire le meilleur de vieux masters du tout début des années 90 à la qualité sans doute déficiente. Un petit morceau de Suède renaissant au Chili, voici je pense un des bons côtés de la mondialisation. L'amour du
Metal est sans frontière et un éditeur passionné sauvera pour notre plus grand bonheur
Epic Irae, première incarnation de l'à peine moins méconnu
Quicksand Dream, des sables mouvants du temps.
Flashback : nous voici à l'automne 1988 à Timrå, petite ville provinciale de 10 000 âmes nichée sur les rives du golfe de Bothnie. Quatre copains d'école fondent
Epic Irae et rêvent de marcher sur les traces de leurs compatriotes de
Candlemass (ils ne connaissaient même pas
Heavy Load, hou la honte). Ils donneront peu de concert, les conditions locales ne s'y prêtant guère, mais travaillent comme des fous en d'incessantes répétitions. Ils se décrivent comme de parfaits débutants : si ce n'est pas de la fausse modestie, on doit alors convenir que la réputation de l'éducation musicale des pays scandinaves n'est pas usurpée. J'ai connu plusieurs groupes de lycée de notre bel hexagone (je songe à l'immortel Roland Crados, dont ma sœur fut bassiste... hum, non, oubliez), il n'y en a aucun, et de loin, qui auraient pu jouer dans la même catégorie que les jeunes Vikings d'
Epic Irae.
Travaillant comme des forcenés, ils ne tardent pas à accumuler un matériau de qualité qui fera l'objet d'une première démo enregistrée en décembre 1989, «
Ballet of Desolation ». Un an plus tard, c'est au tour de la seconde cassette de sortir, intitulée « One Cloudy Day ». La suite est plus erratique et la formation bat visiblement de l'aile. La dernière démo, « A
Lonely World », est enregistrée par intermittence entre décembre 91 et l'été 93 et ne sera jamais vraiment finalisée. Dans les derniers temps, le chanteur Göran Jacobson obtient le changement de nom du groupe en «
Quicksand Dream », outré qu'il était du mélange incongru d'anglais et de latin d'
Epic Irae (« such a nerd ! », se moquera gentiment son compère bassiste et compositeur Patrick Backlund). Piètre victoire, car le groupe se sépare deux mois après. Le nombre de cassettes des 3 démos cumulées n'aura jamais atteint la centaine.
Les Muses sont d'impitoyables maîtresses et Patrick Backlund reformera
Quicksand Dream, par brèves éclipses, la dernière datant de 2016. C'est à la faveur du (relatif) succès et de la seconde et seule décente édition du chef d’œuvre qu'est « Aelin, a Story about
Destiny », que renaîtront les pièces fondatrices de l'époque d'
Epic Irae. Et à l'écoute de ce double album « Dreams and Delusions », on ne peut que se prosterner devant les archéologues chiliens : on l'a échappé belle.
Une inspiration riche et un talent de composition affirmé transfigurent le conglomérat d'influences qui ont marqué le jeune groupe. Certaines sources d'inspiration apparaissent dès la lecture des titres : une reprise convaincante d'Electric
Funeral montre combien l'empreinte de
Black Sabbath est présente chez les Suédois : la belle affaire, me direz-vous, parler d'influence sabbathienne chez un groupe de Heavy
Metal, c'est comme se sentir obligé de mettre en exergue la dette de tout constructeur automobile vis-à-vis de l'illustre Sumérien qui inventa la roue il y a 6 ou 7 millénaires. OK, mais peut-on écouter Depravation sans penser au Sab ? Digne des meilleurs titres du quatuor de Birmingham dans ses tentations psychédéliques, et il ne manquerait plus que quelques « Oh Yeah » traînants pour qu'on imagine Ozzy à la place de Göran.
Malgré leur qualité sonore proprement atroce, les bonus tracks sont aussi significatifs : deux covers de
Manilla Road, sans doute les premières du genre, témoignent de l'ambition épique et, incidemment, du style d'
Epic Irae : un Divine
Victim entièrement mené par la basse est à l'image de la formidable part que prend cet instrument dans les compositions du groupe. Patrick Backlund a assurément bien écouté
Steve Harris. Claquante, vrombissante, tourbillonnante et obsédante, la basse illumine le moindre passage des titres et prend souvent un rôle moteur dans les mélodies. Un pur régal.
Les titres sont longs, tourmentés, et ne transpirent pas la gaîté : l'influence de
Candlemass est flagrante. On n'en déduira pas pour autant que les Suédois pratiquent le
Doom autrement que de façon ponctuelle : l'atmosphère générale des paroles, des passages de-ci de-là, le menaçant Hour of Completion, l'intro plombée de Are you Alive, or Is It Memory ? ; mais typiquement, dans ce dernier morceau, on passe vite à un rythme plus vif et on finit sur une outro acoustique d'un tout autre registre. La guitare de Thomas Svedlund, avec ses soli brefs et aériens, porte trop d'énergie positive pour s'inscrire dans le
Doom, et de nombreux titres n'ont carrément rien à voir : le quasi Punk In
God We
Trust ou le presque Speed
Insanity, le haletant et syncopé
Ballet of Desolation, sans parler de toute la dernière démo.
Epic Irae échappe à toute catégorisation simple.
Rares sont les titres d'une seule pièce, comme le redoutable et direct The Third Day, à la thématique inattendue (la mort et la résurrection du Christ). Les compositions sont en général complexes et enchaînent plusieurs plans et ambiances différents ; elles juxtaposent des rythmiques en constante mutation, jamais immuables et l'on saluera à cet égard le travail à la batterie de Mikael Svedlund, qui soutient et assume avec grand talent cet ambitieux et parfois déroutant propos. On tient peut-être ici une autre influence avouée de P. Backlund,
Cloven Hoof et ses compositions souvent évolutives.
Epic Irae répugne à la linéarité, oppose et multiplie les tons, les ambiances et les rythmes. Citons An
Angel's
Cry, le titre à tiroirs A Cloudy Day, l'étrange Valley of the
Dead...
Comme le disque présente intelligemment les œuvres dans l'ordre chronologique, on saisit parfaitement l'évolution stylistique du groupe : une évolution jamais perturbée par de quelconques conseillers artistiques ou autres considérations commerciales, car ce sont des démos qui n'ont jamais frôlé, même de loin, la consécration d'un album. Le plus flagrant est la voix de Göran Jacobson, qui officie d'abord dans un registre grondé, et pour tout dire assez basique, voire peu confiant. La 2e démo le voit prendre de l'assurance, acquérir du métier : il chante de plus en plus en voix claire et n'hésite pas à se lancer dans certaines expérimentations et vocalises plus risquées. Sur la 3e démo, il est parfaitement sûr de lui et sa voix s'enrichit d'une curieuse tonalité nasale, la moindre des choses pour le chanteur d'un groupe admirateur de
Manilla Road.
Comme la voix du frontman, la musique s'affine également. Agressive et rugueuse au début, elle gagne en douceur et en mélodie, caractères qui culminent sur l'onirique et gracieux Within my Dreams, tout de velouté mais conservant une sérieuse innervation Heavy : on est vraiment sur la pente qui mène à « Aelin ». Le groupe n'hésite pas à défier l'anachronisme, avec par exemple le
Hard Rock très typé 70' de
Wings of Suffering. Les compos, jamais simples, gagnent en complexité et en progressivité, avec un apogée dans le dernier titre de la 3e démo, For No-One to See : totalement inclassable et terriblement déstructuré, il aligne des plans lents et vifs, acoustiques et électrifiés, une touche de voix féminine, du Rock, du
Hard, du Heavy, du Folk Rock et du Folk tout court sur la cavalcade guitaristique finale. Le tout sans perdre le fil et en retombant sur ses pattes, grâce féline qu'
Epic Irae semble avoir gagné en partage. Du début à la fin, on a un album très diversifié mais sans rien à jeter (peut-être l'instrumental A bit of
Paradise, un peu faible : un comble pour un groupe habitué aux longs passages instrumentaux).
Malgré des faiblesses et des naïvetés ponctuelles dues à l'inexpérience (ou à un excès d'expérimentation),
Epic Irae affirme de bout en bout une personnalité puissante et démontre que les brontosaures des années 80 n'avaient pas épuisé toutes les possibilités créatives du Heavy
Metal. Je ne vais pas me la jouer en présentant ce double CD comme une pièce indispensable à toute discothèque digne de ce nom, moi qui ignorait encore ce groupe il y a quelques mois. Mais un fervent amateur de Heavy aura à cœur d'accueillir dans ses rayonnages et faire vivre sur sa platine cet excellent « Dreams and Delusions 1989-1993 » miraculeusement parvenu jusqu'à nous.
Quoi que que Quicksand Dream ne m'est pas inconnu puisque tu en as souvent parlé et que j'ai eu le plaisir de l'écouter et de l'apprécier sur YT. Et puis un groupe qui reprend Manilla Road ne peut pas avoir un mauvais fond non?
Et Roland Crados putain, fallait le trouver ce nom!
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