"On naît seul, on vit seul, on meurt seul. C'est seulement à travers l'amour et l'amitié que l'on peut créer l'illusion momentanée que nous ne sommes pas seuls." (Orson Welles)
La solitude face à la mort, telle un reflet de celle vécue au cours de l'existence, malgré les mirages portés par nos relations les plus intimes . Si cette pensée pouvait être ne serait-ce que partiellement captée par une œuvre musicale, il s'agirait peut-être bien de celle qui nous réunit.
Shylmagoghnar est aujourd'hui la quintessence de la solitude artistique. De son nom Kevin Bertrand (il préfère nettement son pseudonyme Nimblkorg, ou Nim pour les intimes), notre Hollandais compose, écrit et joue l'ensemble des instruments présentés dans ses œuvres. Nombreux sont les fans de black qui me diront que c'est loin d'être un cas isolé, et je ne souhaite aucunement vous donner tort. Mais au-delà de la base guitare-batterie-basse-clavier, le Batave propose également des parties de flûte ou encore de violon. En dehors de l'artwork réalisé par Minghao Xu de
Void Visuals (dont le site vaut le coup d’œil) et sa continuité avec
Napalm Records qui m'a fait réaliser que non, Nim ne livre pas lui-même ses œuvres en pédalant sur son vélo hollandais, tout est de sa seule patte. Avant même d'entrer plus en détails dans cette nouvelle composition, il est de mise de la lui serrer avec humilité au vu de la beauté de ce qui clôture aujourd'hui sa trilogie (
Emergence en 2014,
Transience en 2018).
«
Convergence » nous raconte à travers les yeux du protagoniste le funeste voyage qui l'amène, sans en avoir réellement conscience, vers la mort. Chaque morceau propose une vision à la fois très conceptuelle et générale, mais aussi profondément personnelle. Nim a en effet perdu sa mère au cours du processus d'écriture et l'album lui est dédié. Cette vision très intime est d'autant plus importante que les rêves du compositeur sont sa principale source d'inspiration, qu'il s'agisse des images proposées mais également des mélodies qui se créent durant sa vie onirique. Bien que la thématique semble de prime abord particulièrement lourde, il y a entre les lignes une véritable volonté d'extraire de ses souffrances un réel apprentissage des nombreuses expériences difficiles vécues.
Le contexte désormais posé, rejoignez-moi dans cette immersion en notes profondes qui débute avec « I Hear the Moutain Weep ». Si vous connaissez déjà l'univers de
Shylmagoghnar, vous vous retrouvez en eaux connues avec ce long instrumental si cher à son black mélodique, qui a l'art d'alterner entre la pose d'ambiances nostalgiques et des rythmiques plus entraînantes propices au déplacement de vertèbres. Ce qui saute aux oreilles, c'est la façon dont les instruments sont mis en avant. A la manière d'un metteur en scène, Nim étant seul aux commandes, il a tout le loisir de choisir exactement ce qu'il souhaite mettre en lumière ou laisser au second plan. Bien que son œuvre ne puisse être pleinement comparée à celle de son compatriote
Arjen Lucassen (
Ayreon, Star One), la dynamique est assez similaire : les instruments sont véritablement des acteurs qui répondent aux besoins de la scénographie auditive souhaitée, en confèrent ces claviers tantôt à l'arrière-plan, tantôt véritables stars sous les projecteurs.
Des pleurs de la montagne découle la rivière sur laquelle nous allons naviguer. Prenez le temps de préparer vos bouées de sauvetage pendant cette introduction au piano sur bruitages aquatiques pour garantir votre survie lorsque survient le premier cri, renversant, qui n'est pas sans rappeler celui de Jari Mäenpää (
Wintersun, ex-
Ensiferum) en plus grave. Pour vous donner un repère, la voix du Néerlandais peut être vue comme une parfaite fusion entre le grain harmonieusement écorché de Michaël Stanne de
Dark Tranquillity et celui de Grutle Kjellson d'
Enslaved par sa grassieuse (à la fusion des voix j'ajoute celle des mots) profondeur. Cette deuxième étape du voyage est peut-être la plus belle réussite de l'album, avec cette approche presque progressive qui transparaît au cours de nombreuses variations thématiques. Les arpèges d'une guitare sèche (elle est bien la seule) s'opposent aux lourdes cascades envoyées par les accords de celle électrique pour une symbiose étrangement lumineuse malgré la noirceur des paroles. Nim a de la suite dans les idées, car en plus de réinterpréter une phrase musicale présente sur « The Cosmic Tide » issue du premier album, il va jusqu'à terminer la piste par un lent fade out, parfaitement adapté au titre « Follow the River », avec cette sensation que la musique elle-même se laisse emporter par le courant.
A côté de cette dimension progressive qui guide la vision artistique du Néerlandais, nous avons aussi des titres plus directs qui manquaient sur le dernier opus, à l'instar de «
Threshold ». Son entame frontale et sans concession aura le mérite de réveiller les badauds qui auraient laissé leur conscience divaguer au-delà du radeau. La musique reste néanmoins pleine de subtilités, tant dans le jeu des cymbales que sur les propositions faites en arrière-plan. De nombreuses ruptures rythmiques favorisent le maintien de l'attention, avec une alternance avisée entre sections galopantes et plus contemplatives où la part belle est faite au jeu de guitare. On retrouve d'ailleurs cette même qualité sur « Strata » où la beauté des six-cordes se dilue dans le growl huileux qui irrigue nos tympans assoiffés pour un titre aussi court qu'efficace mais non moins riche. Ici nous sommes bien plus proches du death mélodique proposé par
Kalmah que des ténors du black. On pourrait en revanche rapprocher l'ambiance présente sur « Gardens of the Erased » de ce que proposait
Windir sur «
Journey to the
End » avec ces claviers sur fond cybernétique. Cette diversité est l'un des nombreux points forts de l'album, qui réussit à faire converger différentes sources d'inspiration pour un rendu finalement homogène et bougrement jouissif.
En parlant de diversité, je ne peux m'empêcher de vous parler de « The Sea » qui permet à notre multi-instrumentiste de démontrer une fois de plus ses talents (notons au passage la double pédale supersonique d'« Egregore » dont la vitesse ferait pâlir notre petit hérisson bleu), avec l'ajout d'une flûte et d'un violon pour des ornementations presque folkloriques que n'auraient pas boudé les finlandais de
Moonsorrow. Bien que la partition jouée ne soit pas d'une grande difficulté, croyez-moi sur parole lorsque je vous dis que parvenir ne serait-ce qu'à faire un vibrato au violon requiert un nombre incalculable d'heures de pratique. A l'exception de l'intro où une voix d'outre-tombe pose le cadre, le morceau est exclusivement narré en chuchotant, créant une proximité avec l'auditeur·ice désormais parfaitement alpagué·e...hum hum, entendez bien ici le mot pagaie, car elle nous permet bel et bien d'avancer. La rivière du début de voyage nous projette en effet dans les profondeurs de la mer, avec la houle des vagues qui favorise notre ultime immersion et la dissolution du protagoniste dans l'immensité de l'univers.
Mais au même titre que la vie n'est rien sans la mort, l'inverse est aussi vrai, et Nim l'a bien compris. Bien que sa trilogie se termine à l'issue de ce morceau, il choisit de clôturer l'album par une nouvelle naissance, comme pour nous rassurer sur la poursuite de son œuvre. Et puisque son travail est aussi conceptuel que profondément personnel, il nous gratifie d'un dernier morceau intégralement écrit après avoir senti le premier coup de pied de son enfant dans le ventre de sa compagne. Les réverbérations et résonances autour de ce clavier dominant nous font revenir à un stade primaire, embryonnaire (impression déjà ressentie sur « Gardens of the Erased ») : un flottement agréablement lent, spatial, porteur d'une lente mutation avant l'explosion des percussions pour un rendu très cinématique pouvant représenter la naissance. C'est alors que la douce mélodie du piano nous fait vivre toute la tendresse et l'amour qu'un nouvel être humain peut recevoir, venant nuancer les propos de notre cher Orson.
Terminer une trilogie sur le cycle de la vie par un titre intitulé « Becoming » avait de quoi décontenancer, néanmoins, ce dernier vous apaisera suffisamment pour vous donner envie de relancer l'album, et perpétuer ainsi ce cycle infini. Habile !
Il est fort probable qu'en votre for intérieur vous vous disiez qu'au-delà du concept et des émotions partagées, vous n'êtes pas plus avancé·e sur ce qu'est la musique de
Shylmagoghnar...et vous auriez raison de le penser. Bien que d'innombrables paragraphes pourraient être écrits pour décortiquer ce qu'est l'essence musicale du Néerlandais, il me semble aujourd'hui important de vous laisser avec l'opportunité de faire votre propre voyage. Car avant d'être décrite, sa musique se vit.
Pas par la tête mais par le cœur et le corps. Alors installez-vous confortablement et offrez à vos esgourdes ce qui manquait à leur journée : une immersion en eaux qui n'ont de trouble que le nom de leur créateur.
Merci pour la chro! Très bien écrite!
*Il s'est passé quoi avec la poursuite contre napalm? J'étais pas au courant
Je rejoint Fonghuet! Quelle chronique superbement écrite!
Par contre, désolé de te le dire mais le petit hérisson bleu que je suis n'a absolument pas pâli sur la double pédale de "Egregore". Je ne sais pas si c'est fait exprès mais merci pour le clin d'œil
Merci pour vos retours :)
et d'ailleurs malgré le type de voix que tu n'aimes pas trop, je pense que tu peux écouter sans trop de souci car ça reste toujours très mélodique
@Fonghuet : je crois que le mot utilisé a malheureusement prêté à confusion. Ici le mot poursuite est dans le sens de continuité. Je vais rectifier ça, merci !
@MetalSonic99 : le clin d'oeil t'était effectivement adressé
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