Headbanger : 19/20 | La mort ? Question insondable. Au-delà de la vie ? L'ineffable. De tout temps, les hommes ont tenté de trouver une définition à la vie. Pour certains, il s'agissait d'une quête de sagesse, d'autres tâchaient simplement de reproduire le modèle ancestral, d'aucuns prétendaient que la vie était la recherche d'absence de douleur, un autre homme, qui s'était isolé dans la montagne durant dix ans, proposait comme sens de la vie la volonté de puissance. Et pourquoi pas la soumission à une forme transcendante ? Peut-être y a-t-il autant de formes de vie que d'êtres qui foulèrent, foulent et fouleront la terre ? La mort de chacun d'eux annonçant l'Apocalypse d'un monde. Mais cela n'aide toujours pas à se figurer la mort. Si l'on revient à la théologie, la vie après la mort se passera en enfer, au purgatoire ou encore au ciel. Si l'on accepte l'éternel retour, on revivra indéfiniment la même vie. Dans ces deux cas, il s'agit toujours d'une nouvelle forme de vie. Mais nous ne savons toujours pas ce qu'est la mort.
Face à cette aporie, ce sont créés des mythologies, des religions, des nihilismes. Devant ce gouffre béant que l'on ne peut franchir impunément pour en revenir et prophétiser ce qui se cache derrière, peut-être ne reste-t-il qu'à poétiser ce phénomène de décomposition d'un corps. En notre langue française, cette hideuse camarade a été la muse de nos plus grands poètes. Ce chantre d'avant toute norme, ce génie précoce qui ne savait même pas qu'il ouvrait la voie à l'une des plus illustres littératures, François Villon, nous l'a dépeinte sous sa forme médiévale. Elle a une odeur de peste. Elle est toute vêtue de haillons. Elle est la reine des charniers, où riches et pauvres sont entassés pêle-mêle, sans aucune distinction sociale. On la retrouve aussi dans les forêts, où les pendus se dessèchent et pourrissent tandis qu'ils sont becquetés par les corbeaux.
Bien des siècles plus tard, l'outre-tombe fécondera brillamment l'esprit de son plus bel enfant, Charles Baudelaire. Père de la modernité, son univers se rapproche davantage du nôtre. Comme dans un film noir, la mort rôde dans la ville. Elle hante l'inconscient du poète lorsque sur les bords de Cythère, île de l'amour, il rencontre une potence où est pendu son double, dont les membres génitaux sont mis en charpie par toutes sortes de charognards. Sur les sentiers d'une promenade idyllique, l'odeur fétide et l'aspect immonde d'une charogne abritant tout un écosystème de vers rappellent aux amants ce qu'ils seront. Tout dans Baudelaire est l'occasion de méditer le « memento mori ».
Carcass s'inscrit dans cette dynastie des enfants de la mort. Selon la célèbre formule d'André Chénier, « Sur des pensers nouveaux faisons des vers anciens », la poétique « carcassienne » revient inlassablement sur le thème éternel de la mort. Mais les pensers nouveaux de Carcass la transportent dans un autre âge, celui des villes mondialisées, villes abritant un univers interlope peuplé de toxicomanes, de morgues où les médecins légistes doivent reconnaître la cause du décès, où les enquêteurs doivent reconstituer l'identité d'un macchabée méconnaissable. La muse leur a concédé le génie nécrologique. La lyre de Carcass prend des sonorités métalliques. La guitare a le tranchant d'un bistouri, la basse sectionne les membres comme une lancette, la batterie cogne comme un marteau.
"Necroticism" est une habile mise en abyme. Nos musiciens deviennent les chirurgiens dépeints au sein même de l'œuvre. À l'instar des instruments qu'ils font résonner, ils font résonner une dernière fois les nerfs des trépassés auxquels ils accordent une ultime nénie cacophonique. Comme les notes qui s'assemblent les unes dans les autres dans ce puzzle musical, ils rassemblent les membres tronqués de cadavres mutilés afin de reconstituer leur identité. Selon son sens étymologique, chirurgie signifie l'activité manuelle. Dès lors, qu'il est juste de dire que la dextérité de nos musiciens est chirurgicale.
Dans ce monde surpeuplé de la fin du XXe siècle, période marquée par le triomphe du capitalisme dont l'antienne de l'offre et la demande n'est que l'un des parangons les plus ressassés, la vie, quelle qu'elle soit, n'a plus la moindre valeur, en vertu de cet excédent numéraire. La vie humaine est devenue comparable aux grains de sable du désert. Aussi, pour cet innombrable troupeau, faut-il désormais immoler toutes les formes de vie inférieures. Ce monde contemporain est une immense boucherie. Pour fuir cette idée angoissante, on se trouve des palliatifs. Selon le docteur Wilhelm Stekel, l'idée de nos corps en décomposition nous obsède, l'immense holocauste des animaux nous fait culpabiliser. Quelle différence existe-t-il entre la chair animale et la chair humaine ? Nous songeons au cannibalisme. Alors nous tentons d'exorciser nos angoisses. Plutôt que d'accepter l'idée de finir dans le nadir, nous rendons un culte au veau d'or. Le commerce des apothéoses béatifiques devient extrêmement lucratif tant les ouailles pullulent. Sinon, nous nous livrons aux paradis artificiels. Afin de fuir le mal d'être, nous absorbons des compositions lysergiques, nous sniffons tous types de colles, nous inhalons des oxydes nitreux.
Cependant, l'accroissement de la population mondiale étant proportionnel aux dépouilles opimes de la faucheuse, les bactéries et les virus se reproduisant davantage afin de restaurer l'équilibre, ce grand troupeau est condamné à retourner d'où il vient, car « il a été tiré de la terre, il est poudre, et il retournera en poudre. » De sorte que dans cette grande orgie du monde contemporain où tout un chacun jouit comme un extravagant de son existence fragile, en définitive c'est la terre qui se livrera à un grand festin orgiaque. Elle nous attend tous inexorablement. Peu importe ce que nous croyons, comme nous fuyons, que nous soyons soit enterrés, soit incinérés. Nos os, nos graisses, nos suifs devenus nitrogènes, nutriments, phosphates seront les aliments dont la terre fera bombance. 2020-10-29 21:28:43
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