Quelques coups d'éclat valent mieux que pléthore de disques, pour entrer dans la légende.
Une fois n'est pas coutume, c'est par la moralité que débute l'histoire. Mais ce dicton-là résume si parfaitement le passif de
Yen Pox et l'impact qu'a provoqué la formation américaine sur le petit monde du dark ambient que l'entorse aux règles traditionnelles des fables populaires apparait, pour le coup, difficilement évitable.
Ce fut au début des années 90 que Michael Hensley et Steven Hall se lancèrent, sous le nom de
Yen Pox, dans les ténèbres de cet art marginal où les machines, les nappes bruitistes, la dissonance, l'atonalité, soit le son dans sa forme la plus pure, règnent en maître. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils y entrèrent de plain-pied, tant
Yen Pox resta depuis, dans les mémoires du dark ambient, comme l'un des rares projets à être en mesure de rivaliser avec la glauquissime noirceur et l'abyssale profondeur du grand Lustmord ; à être capable de créer, à l’instar du légendaire pionnier des années 80 (encore actif aujourd'hui), un magma aussi prodigieusement dense que dangereusement attractif, la rotation du disque sur la platine produisant l’effet d’un trou noir aspirant toute lumière environnante.
Deux albums seulement, accompagnés d'une petite poignée d'enregistrements annexes, en une dizaine d'années d'activité, suffirent à graver le nom de
Yen Pox dans le marbre ; pierre que l'on crut longtemps funéraire, car la Créature bicéphale tomba en sommeil après sa collaboration "Mnemonic Induction" de 2002 avec les allemands de Troum…
Jusqu’à ce que, huit ans plus tard, Malignant Records décide de rééditer le culte "
Blood Music" ; initiative à laquelle succéda, l'année suivante, l'édition chez
Drone Records d'une pincée de nouveau matériel avec le vinyle "Universal
Emptiness"… Autant de tressaillements qui laissèrent présager un potentiel réveil de cette redoutable Créature, qui ne décide de frapper que lorsqu'elle se sent en pleine possession de ses moyens.
Rien de surprenant donc, à ce qu'il ait fallu patienter quatre années de plus pour assister, enfin, à l'arrivée du troisième opus longue-durée "Between the
Horizon and the
Abyss", toujours chez Malignant Records ; le successeur du terrifiant "New
Dark Age" qui marqua d'une pierre noire l'entrée dans le nouveau millénaire ; le tant attendu réveil de
Yen Pox.
Et c'est tout sauf un hasard si l'entame s'intitule "
The Awakening" ; un préambule dont la densité sonore et les enchevêtrements de couches sulfureuses, autant que psychiquement troublantes, ravivent immédiatement de vieilles sensations. Puis le regard s'ouvre sur "White of the Eye", avec la stupéfaction de découvrir, au travers d'une songerie moitié entre réalité et illusion, une approche plus nuancée de la part de
Yen Pox. L'opacité brille d'une insoupçonnée nitescence, tel l'éclat produit par une gemme d'obsidienne, les abysses se parent d'éther en un oxymore proprement vertigineux.
La Créature a évolué, sans avoir pour autant renié ses origines. Au fond, son cœur noir demeure intact, ses battements malsains transparaissent encore au travers des climats industriels que figurent l'hostile "
Cold Summer Sun" et l'oppressant "
Grief Ritual". Parmi les décombres dévorés par la rouille se dissimulent les pires abominations. Elles se glissent, furtives, à la faveur des ombres gagnant du terrain ; elles s'approchent, inexorablement, et les crissements que l'on perçoit sont ceux de leurs griffes raclant le sol dévasté.
Rien ne sert de fuir… si ce n'est pour arpenter, le long de "In
Silent Fields", des terres désolées où les âmes des trépassés manifestent on ne sait exactement quelles intentions. Apaisantes ? Ou bien malveillantes ?... A l'image des vocalises surnaturelles de
Dark Muse, la présence spectrale accompagnant la Créature sur ce nouveau méfait. Tour à tour onirique et cauchemardesque, tantôt mélancolique, tantôt horrifique, ou bien empreinte d'un mysticisme incantatoire, leur forme versatile épouse à merveille les contours en perpétuelle mouvance de la Créature. Leurs lamentations déchirantes flottent sur "Ashen Shroud" tel un corps enveloppé de son linceul dans un abîme sans fond, souffrance et plénitude mêlées, dérivant jusqu'à se perdre dans les volutes fantomatiques de "Tomorrow in
Ruins".
Puis les volutes prennent consistance sur l'effroyable "The
Procession" ; clôture les voyant devenir multitude de bouches monstrueusement voraces, exhalant d'abominables soupirs, s'ouvrant en autant de gouffres atroces, ne s'apaisant qu'une fois l'abîme repue de la dépouille.
Fort d'une tension remarquablement orchestrée autant que d'une production fabuleuse, ne souffrant du moindre résidu de temps mort 74 minutes durant, ce troisième chef d'œuvre signé
Yen Pox ne représente rien de moins qu'un compendium de tout ce que le dark ambient peut procurer de meilleur ; un genre si peu, et surtout si mal connu.
Et si l'histoire a débuté par une moralité, elle s'achèvera par une citation, dédiée à ceux qui se sentiront le courage de faire face à la Créature.
« Quand tu regardes au fond de l'abîme, l'abîme aussi regarde en toi » (Friedrich Nietzsche)
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