Art(s) et littérature >> Pluie de nuit
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Mardi 03 Décembre 2013 - 22:51:51
  La pluie était la fin d'un monde et le commencement d'un autre, j'en avais la certitude absolue. C'était ce genre de convictions qui me mettait du baume au cœur lorsque je me préparais et regardais la pluie commencer à crépiter derrière mes fenêtres. Aussi inexplicable que cela puisse être, je pouvais sentir les premières gouttes s'écraser contre l'asphalte et les toits sales des hautes maisons par un choc dans la Poitrine, comme si l'intégralité de mon être souhaitait communier avec les cieux. Je m'approchais alors de la fenêtre et écartais les rideaux pour m'assurer du bien-fondé de cette sensation qui faisait accélérer et mon souffle et mon rythme cardiaque. La délicieuse frénésie m'arrachait alors un sourire lorsque je constatais que les nuages gras et pleins de pluie commençaient leur étrange manège.
  Puis le monde tel que nous le connaissons prenait fin ; le rideau tombait et les acteurs aussi mauvais que sempiternels se pressaient de quitter la scène pour retrouver leur confortable médiocrité. Le bleu céleste devenait un océan Grisâtre et marécageux dont les nuances infinies ne rappelaient que la maladie et le désespoir -- l'intégralité de mon être se dévoilait enfin.
  J'enfilai rapidement manteau et chaussures puis quittai mon logis pour aller me perdre dehors au hasard de mes désirs excités et fous. La pluie d'hiver s'intensifia, comme pour m'accueillir plus chaleureusement encore.
  Le sol crépitait littéralement des gouttelettes qui, par dizaines de millions, tombaient autour de moi ; où que je posais le regard, je ne voyais qu'elles, ces suicidées d'un temps nouveau qui, tandis que je dévisageais le ciel d'un air curieux, trouble et extatique -- Exaltation toute puissante --, me semblaient comme autant de doigts qui me tapotaient le crâne, un millier de couronnes glacées. Je m'engageai alors dans les rues que désertaient les hommes, ces immondes parasites : autour de moi le chaos ; ils couraient, se ruaient comme des bêtes vers les premières bâtisses ou tonnelles de café venues. Les pantins de sucre craignaient ces milliards de jumelles éthérées et fuyaient comme des rats affolés par du raffut.
  Comme tous les gamins armés de leurs ridicules bottes de caoutchouc, je plongeais volontairement les pieds dans les flaques saumâtres avec un petit bonheur. L'envie de rire chatouillait le fond de mon palais en voyant l'eau s'écarter religieusement autour de mes pieds pour mieux les embrasser par la suite, telles de jeunes femmes prudes et brûlantes soumises à leurs désirs les plus inavouables.
  La tourmente s'intensifia : le sadisme du vent le poussa à s'engouffrer sous chaque vêtement, à mugir comme un damné dans les rues étroites, à charrier les arbres par leurs tourbillons pour se moquer de leur immobilisme. De véritables nappes d'eau, jetées ça et là par une main négligente et experte, inondèrent l'univers avec cette envie irrésistible de surenchère. Je dégoulinais littéralement : les gouttes coulaient le long de mes mèches de cheveux, comme des larmes sous mes yeux et chatouillaient le bout de mon nez, glissaient dans mes vêtements, caressaient mon sexe et gelaient mes jambes à travers mon pantalon.
J'éprouvais une pitié certaine à l'égard de ces éphémères : sitôt créées elles n'existaient déjà plus. Mon propre corps les avalait, mes cheveux, mon visage les faisaient leur. Je me sentais divinement bien, plein de cette sensation étrange d'être un dévoreur de vie -- comme lorsque je mangeais de la viande bien tendre et saignante.
  Soudain, un homme passa à côté de moi en courant, le crâne protégé sommairement par un attaché-case. Ses chaussures hors de prix faisaient des "flocs" presque comiques lorsqu'il écrasait négligemment les mortes étalées à ses pieds. Il ne se doutait de rien, si occupé qu'il lui était impossible de vivre et de déceler les merveilles du monde. Comme lui, le reste des rats quittaient le navire, les couinements en moins. Tout en étant leur égal, leur semblable, je ne pouvais m'empêcher de mépriser tous ces autres, toute cette masse courante et ruisselante qui préférait fuir son destin plutôt que l'étreindre.
  Bien vite, je me retrouvai seul sur le trottoir. Le monde était drapé d'une merveilleuse irréalité, transformé dans son essence la plus sacrée et la plus pure, nettoyé, purgé de ses parasites. Comme moi, il semblait hésitant sur le choix des gouttes à offrir comme des sentiments à ressentir. Je levai les yeux sur les cieux étrangers, dont l'inconstant destin avait remplacé -- chassé -- la douceur bleuâtre au profit d'un désespoir d'une puissance wagnérienne si mesurée... si douce. Comme l'inspiration délicate d'une jeune femme. Je me perdais dans cet océan de gris, dans cette infinité effrayante, sinistre dans ses nuances incalculables et écrasantes. A l'inverse de mes rues éternellement grises, le ciel purgeait son désespoir et sa maladie dans un processus d'une beauté qui n'avait d'égale que la grandeur et me laissait bouché bée : étais-je fou de m'extasier comme un gamin devant ce banal phénomène météorologique ? Peut-être... sûrement ! Ah... elle refroidissait même mes ardeurs réchauffées par l'excitation. Une symphonie ! un orgue ! noyades  
  Les larmes célestes dégoulinaient dans les canalisations et glissaient timidement sur le bord de la route, comme des invitées qui ne veulent pas déranger. Je me penchai sur elles et glissai ma main dans leur pitoyable cheminement vers les entrailles dégoûtantes du monde : mon dernier attouchement à l'éplorée, bien loin de la merveilleuse source. Je souris et me relevai, la tête pleine de cette musique suave et infernale lorsqu'un clochard s'approcha de moi et me réclama de l'argent. Je devinai qu'il était à la rue à son apparence sale et négligée -- il ressemblait à un errant des pluies, un fantôme qui n'apparaît que lorsque le ciel pleure -- et le dévisageai quelques secondes avant d'esquisser une grimace : je n'avais strictement rien compris à son charabia. Certes, nous parlions tous deux le même langage mais, et c'est une chose qui me troublait au plus haut point, je n'arrivais pas à comprendre ce qu'il me disait, comme si les mots qui entraient dans mes oreilles se trouvaient bloqués sur la route des lobes. "Va-t-en. Dégage !" Il recula instinctivement devant mon visage subitement fondu de colère et passa son chemin sans demander son reste. J'hésitai une seconde à le suivre et le frapper pour m'avoir tiré de mes rêveries salvatrices.
  J'inspirai les gouttes sur mes lèvres et les avalai : la pluie était mienne et je sentais mon échine frémir à cette savoureuse idée.
  Un autre fantôme des rues disparut à un angle, à peine eus-je le temps de m'apercevoir de sa présence intrusive que mon attention fut aussitôt détournée par les grondements du tonnerre, titan dont les gémissements faisaient trembler le monde, encore et encore. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, ce convive inattendu fut une véritable jubilation : déchirures ! craquements d'os ! lumière ! Pendant une seconde, le monde retrouva son maître ; pendant une seconde, le monde prit sa teinte la plus spectaculaire et la plus effrayante, celle qui rendait fou si elle était permanente. Je réalisai seulement maintenant que j'étais immobile et j'attendais d'autres éclairs avec une impatience toute juvénile.
  Mais, en levant de nouveau les yeux au ciel, je remarquai qu'une chose terrible approchait : le crépuscule hivernal. La nuit allait tomber et avec elle l'extase prendrait une nouvelle teinte. J'étais terrifié et excité à l'idée que mes démons puissent revenir mais je voulais les confronter à la puissance des eaux. En attendant, j'avais l'impression qu'on nettoyait mon âme et qu'on sacrifiait tout ce qui faisait de moi un homme : étais-je devenu un monstre ? un être humain ? je n'en savais rien. Je mis ces questions dans un coin perdu de ma tête et poursuivis mes errances : carpe diem. Carpe diem.
  Mais malheureusement, la nuit tomba et l'extase s'évanouit dès lors que les réverbères s'allumèrent, avec leurs lueurs de lucioles mourantes, hésitantes et perdues, et il s'éveilla en moi la sensation honnie du rêve, douleur de minuit. Je passai alors d'extatique à onirique en un instant terriblement court, une fraction de souffle. Je fus horrifié, non seulement à cause de l'étreinte absolument monstrueuse de la nuit et de cet univers instinctif et morbide mais également à cause de mon état : j'étais éveillé, non somnolent ! J'étais lucide, non endormi ! Même si le soir amenait avec lui des délires insoupçonnés, de la haine et une imagination viciée et grouillante, ça n'était jamais si intense, si sinistre !
  Non... non, le summum du mal-être, la douleur de minuit n'apparaissait que lors d'une phase de réveil nocturne, lorsque je somnolais encore, abruti par les vapeurs de Morphée et les drogues oniriques. Alors mon existence prenait une tournure sale et sans espoir, mes espoirs concernant la femme de ma vie se déchiquetaient, mon avenir prenait une saveur funeste, les plaisirs simples tels qu'aimer, manger, boire ou m'amuser revêtaient un linceul de cendre. Mes rêves brisés comprimaient ma poitrine à m'en couper le souffle et faisait naître larmes et sanglots : "à quoi bon vivre si le moindre bonheur nous est arraché !".
  Mes démons les plus effroyables étaient parvenus à franchir la barrière de la conscience et venaient de vider ma joie avec autant de cruauté que lorsqu'on arrache un jouet à un enfant. J'étais à présent dans un univers qui me répugnait instinctivement, envahi d'imaginaire et perdu dans le brouillard des souvenirs nocturnes. Partout où je posai mes yeux la sensation m'écrasait et me laissait un goût ignoble au fond de la bouche, une saveur de peur et le sentiment de n'être nulle part chez moi.
indent Et si ce n'était que cela ! Car la douleur de minuit, nourrie de cet univers haïssable, me corrompit jusqu'à la moelle. J'étais horrifié à l'idée qu'un inconscient inconfortable remplace mes certitudes pour mieux me détruire. J'eus une irrésistible envie de pleurer : j'étais condamné à subir consciemment ce qui n'effleurait les autres qu'au sortir d'un songe qu'ils oubliaient sitôt qu'ils se rendormaient.
--- Et toi, la pluie, qui ne lave rien ! Hurlai-je, noie-moi ! purge-moi ! Guéris mon âme qui ne cesse de dégueuler des flots de désespoir !
  Mais la pluie ne fit rien que tomber et m'inonder. Elle était sotte et ne savait faire que cela. En m'avouant -- comble du sinistre ! -- tout cela, en subissant ces assauts répétés et voraces, je me retrouvai dépité et hagard, assommé par cette sensation envahissante, omniprésente comme une maladie, qui laissait mon corps poursuivre sa marche hasardeuse sans vie ni plaisir. Seul restait le cadavre puant de ces instants si doux. Les gouttelettes me laissaient insensible et glacé. Bientôt, même la lumière osseuse me fit mal aux yeux, et le bruit des rares voitures qui crachaient au loin me faisaient grincer les dents de rage. J'étais comprimé par la déception sur cette nuit si prometteuse, si merveilleuse et qui s'achevait de la sorte, dans un pandemonium de déconfiture. J'avais osé oublier à quel point j'étais pourri et misérable ; pire encore, j'avais souhaité l'oublier ! Même moi, un être plein de pluie sacrée et rouge, je n'avais pas le droit au bonheur ! pas le droit de profiter d'un peu de joie sitôt que la lune spectrale dominait les cieux et me souriait ironiquement ! Elle me vampirisait ! Elle m'arrachait le bonheur par lambeaux !
  Quel malheur. Quel échec. Quelle haine. Je m'arrêtai.
--- J'ai compris, murmurai-je dans un soupir funeste. Je rentre chez moi.