Art(s) et littérature >> C'est encore loin l'Amérique
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Mardi 03 Juin 2014 - 11:14:23


  - C'est encore loin l'Amérique ? qu'il m'avait demandé, le môme.
            Je sentais la force de son regard nourri aux contes de fée, et sa question, quoique légitime et innocente, me fit un mal de chien ; je décidai donc de ne pas réagir tout en maudissant silencieusement les ténèbres de l'avion dans lequel nous avions embarqué voilà trois heures, les lumières délibérément éteintes et la nuit dehors, qui ne dissimulaient finalement rien. Je n'osai pas croiser son regard tant je m'en voulais ; je préférais me perdre dehors, dans le néant que nous traversions avec force vrombissement - dans ce néant qui, me semblait-il, avait dévoré nos espoirs avec le jour.
            Le môme posa la même question à sa mère, que j'entendis sourire tristement - comme s'il s'était agi d'un soupir. J'eus presque un sursaut : mon abattement était tel que j'avais oublié la présence de ma femme. Mon âme semblait avoir délaissé mon corps - peut-être était-elle partie par ce hublot ? Ou s'était-elle enfuie lorsque nous sommes montés dans l'avion ? Ou encore avant ?
           "Avant". Ce simple mot résonna en moi comme le passé d'un étranger : j'avais l'impression funeste que quelqu'un avait déposé en moi ses propres souvenirs, un type qui me ressemblait, qui avait mon nom, mon âge et mon histoire, mais qui était heureux. Je m'imaginais un théâtre de Boulevard, dans une salle vide de monde et d'éclairage, avec un autre moi sur scène, qui me tendrait un album photos imaginaire : "tiens, voilà nos souvenirs, je te les confie". Il a l'air Triste, comme s'il savait ce qui allait m'arriver.
            Je retrouvais les sensations extraordinaires que l'on éprouve lorsqu'on frôle la mort, avec la vie qui file devant vos yeux comme un mauvais film. Seulement, mon désespoir ralentissait le flot des images et me les soumettait patiemment, les unes après les autres, comme des flics déposant les photos d'un crime devant moi pour me faire parler. Regarde, tu n'y es pour rien, peut-être ? On sait tout, on va t'avoir. Cherche pas à nous mentir. À quoi bon se mentir à soi-même ? Oui, je crois que c'est mon passé, mais qu'il m'a été donné par un autre, vous savez. Je n'ignorais pas que c'était interdit d'en avoir un, mais, messieurs, vous devez vous en foutre. Pourtant les rues de Paris sont plus belles lorsque vient l'hiver, on peut s'y promener main dans la main au bord d'une Seine jonchée de blocs de glace qui émigrent vers les pays froids. Ah, vous ne saviez pas ?
            Je m'éveillai de ma somnolence. J'étais de retour dans l'avion. Mon fils, sur le siège voisin, ne parvenait pas à dormir malgré sa fatigue. Les autres passagers gardaient un mutisme forcené et apeuré, seulement brisé par quelques toux rauques ; des semelles de cuir et de métal martelaient le Sol d'acier. Clac. Clac. Il faisait froid malgré nos manteaux, mais je crois que ça venait de nous ; comme qui dirait morts avant l'heure. Je m'emmitouflai un peu plus dans mon blouson comme pour mieux m'emprisonner dans mes rêves.
            J'entendis ma femme tousser, et la nuit dehors me rappela notre rencontre : une jeune fille petite, timide et douce avec de grands yeux caramel, un sourire délicat et un rire éclatant. Elle et moi avions toujours vécu de petits boulots, faits à l'arrache et payés au noir, mais cela nous avait toujours suffi. Elle avait été coiffeuse, vendeuse, serveuse, cuistot ; j'avais été ouvrier, serveur, vendeur de rue, dans des boutiques, taxi... nous avions multiplié les casquettes et les vies, logeant dans de petits appartements souvent inconfortables, mais nous étions heureux. Il ne nous fallait pas grand chose pour vivre : seulement de quoi manger, de quoi s'habiller, et nous. Car, oui, il m'était devenu impossible de me passer de ce visage tendre qui me souriait dès le matin, de ce rire doux comme du lait chaud sitôt que je gaffais ou plaisantais, de ces grands yeux d'où coulaient si facilement les larmes. C'est con l'amour, on ne se focalise que sur des détails.
            J'osai un regard : elle était aussi immobile que nous autres, enfermée dans son manteau comme dans une carapace et son visage traduisait sa douleur, ses yeux étaient baissés et son visage gardait une absence d'expression qui en disait long. J'aurais bien aimé lui dire quelque chose de gentil et de tendre, comme le font les amoureux, mais rien ne me vint et je craignis de trahir mon désespoir, qui aurait fait sonner faux les mots de réconfort. Elle devait regarder son monde d'hier dans un hublot imaginaire. J'aurais tout donné pour me lever, la prendre dans mes bras et lui promettre que tout irait pour le mieux, mais à quoi bon ? Après tout, nous avions le même vécu, les mêmes rêves et les mêmes histoires sordides qui nous avaient poussé à venir en France accompagnés de nos parents. Nous nous étions battus ensemble pour nous en sortir honorablement, mais à quoi bon ?
            J'entendais quelqu'un, un vieil homme, prier misérablement dans son coin. Il accumulait les murmures incompréhensibles à son dieu, les yeux fermés, les mains jointes. C'était beau d'y croire encore, à Lui qui n'avait pas fait grand chose pour ce pauvre bougre. Par pure provocation, j'avais envie de me lever et de lui demander à quoi cela lui servait : il va te sauver ? non, explique-moi ! Il t'a aidé, jusque là ? Il t'a empêché de monter dans cet avion ? J'avais envie de laisser libre cours à ma colère, à ce désespoir nourri par l'injustice et de devenir aussi ignoble que notre monde l'était ; j'avais envie de m'octroyer les privilèges sacrés des monstres et des salauds.
            Finalement, je ne me préoccupai plus de cet homme qui, plongé dans son chagrin, avait trouvé son échappatoire. Après tout, ne faisais-je pas la même chose en me réfugiant dans mes souvenirs ? Pourtant, ils avaient réellement existé, eux, quand bien même ils me semblaient concerner un autre moi, une autre femme et un autre fils, qui leur auraient ressemblé en tous points.
            D'ailleurs, j'avais terriblement mal pour le môme. Il était gentil comme tout, il avait les yeux de sa mère et un cœur gros comme ça. J'avais peur que la poudre que l'enfance avait déposé sur ses yeux ne tienne pas le choc - si ce n'était déjà pas le cas - et lui révèle le monde tel qu'il était. À neuf ans, il avait déjà vécu des choses plus sales, plus traumatisantes que tous ses camarades d'école. C'est vrai quoi, qui pourrait se vanter, en plein cours de mathématiques, dix minutes avant la récréation, de s'être fait emmener par deux flics ? Qui peut dire : "j'avais neuf ans quand ils sont venus me chercher" si ce ne sont des rescapés des camps ? Allez viens, on t'emmène. Désolés, madame, on a des ordres. On doit l'embarquer, on n'a pas le choix, vous comprenez. Et, bizarrement, tout le monde comprend et laisse faire. On tape du pied, on prend un air scandalisé : "vous n'avez pas le droit !", on fait signer des pétitions, des papiers inutiles qui monteront auprès de gens inutiles qui se
contenteront de hausser utilement les épaules, voilà tout. Avec un peu de chance, on sera un numéro dans leur dossier. Puis on nous oubliera au profit
des autres enfants qui ont eu à subir cet ignoble spectacle, et on les plaindra.
            C'est pour mon môme que je suis fou de rage, pour ce gamin que l'on est venu chercher avec la conscience apaisée par les ordres d'une hiérarchie mécanique et destructrice. Ils avaient l'uniforme - la muselière de la conscience - et le matricule, ça fait oublier le nom et le visage.      
      
Heureusement, il n'avait pas tout compris : c'étaient des affaires de grands, alors lorsqu'on nous ordonna d'entrer dans ce Charter, ma femme et moi décidâmes de sauver ce qui pouvait encore l'être :
- Nous allons en Amérique, mon amour, lui dit-elle.
- Pour longtemps ?
- Oui, pour longtemps.
- Mais j'ai encore école !
- Ne t'inquiètes pas pour ça, d'accord ?
            Ne t'inquiètes plus pour ça. Ce n'est plus ton problème. C'est maintenant un problème de résident, et tu n'en es pas un : toi, tu es un indésirable, mais il vaut mieux que tu l'ignores.
            L'Amérique était son rêve. Depuis le jour où nous avions pu acquérir un magnétoscope et une vieille télé, il était devenu grand amateur des comédies hollywoodiennes, des films d'action qui lui faisaient oublier son quotidien grisâtre et maussade, de ces romances à l'eau de rose qui le faisaient rêver du haut de ses neuf ans. L'Amérique, nom de Dieu ! Hollywood, New York, Los Angeles, Chicago, les célébrités, les cow-boys, les bandits, les buildings, les clichés... et nous utilisions cet imaginaire pour construire un mensonge infâme et lui jeter une ultime poudre aux yeux. Nous étions des monstres mais nous n'avions guère le choix, et nous appréhendions le moment où il faudrait tout lui avouer, cet instant précis où le rêve américain éclaterait comme une bulle de savon. Tu voudras savoir où nous allons à la place et ma réponse n'aura aucune importance, tu ne l'écouteras même pas. Tu pleureras amèrement, et peut-être que ce coup dur te fera oublier ton rêve et le couvrira de cendres. Mais ça, tu ne le sais pas encore.
            Je n'osai même plus le regarder, par peur qu'il ne découvre la vérité à travers ma barbe de trois jours, mon air fatigué et mes cernes... je dévisageais dans le reflet du hublot le visage gris et étranger de ce type assez pourri pour mentir honteusement à son enfant.
            Je sais que tout cela est de notre faute. J'ai honte d'être né ailleurs, j'ai
honte d'être ce que les médias nous décrivent comme des immigrés, des clandestins, des traîtres et des voleurs, ce qu'ils répètent et finissent par nous implanter dans le crâne comme un drapeau : tu n'es plus un homme ! indésirable, traître, pillard, envahisseur, on ne veut pas de toi ! Mais nous ne sommes pas des monstres, non. Avant tout, nous viendrons te chercher à ton
travail, nous enlèverons ton fils du seul lieu qui pourrait le sauver de la misère. Il est né ailleurs ? la belle affaire. Mais enfin, nous sommes au XXIe siècle, nous sommes un pays civilisé, il est normal que ta famille et toi passiez des contrôles avant la reconduite à la frontière, n'est-ce pas ? Nom et prénom, je vous prie. Âge, poids ? Depuis quand vivez-vous - avez-vous l'audace de vivre - en France ? Vous parlez la langue, tout de même ? Patientez là-bas. Suivant !
            Suivant. Suivant. Les autres défilaient, passaient devant une commission inutile - mais qui se voulait humaine. Le môme ne comprenait pas pourquoi on l'interrogeait comme un criminel, pourquoi on partait si brusquement de chez nous, pourquoi on nous avait ordonné de faire nos bagages.
- J'ai fait quelque chose de mal ? me demanda-t-il après son contrôle.
            Le brave gamin. Ce jour-là, je me mis à genoux et le pris dans mes bras en pleurant : mais non, fils, tu n'as rien fait. J'en avais des tremblements, des
soubresauts maladroits et haineux. Je n'avais plus qu'un désir : le sortir d'ici, partir, retourner chez nous et lui effacer la mémoire, retrouver notre délicieuse routine. Nous avions trop de souvenirs, nous en avions trop vu pour rester. Vous comprenez, mon crâne en regorge et ils m'assaillent régulièrement comme des petites leçons ou des coups de couteaux, ils me forgent constamment ou me font plier le genou en ravivant les maux du passé. J'en ai plein mais, à l'inverse, je n'ai pas de papiers en règle. Rien ne pèse moins sur la balance qu'un vécu ; après tout, on a abattu des gens pour moins que ça en 1940. Il fallait bien que l'épée de Damoclès s'abatte un jour ou l'autre, mais je ne me serais jamais attendu à ce qu'elle devienne un coup de faux.
            C'est parce que nous en voulions au monde que nous décidâmes de lui mentir, d'arracher la mauvaise conscience avant qu'elle ne devienne trop envahissante, et ce, qu'importait la contrepartie, y compris le pire des mensonges.
            L'un des deux policiers qui nous surveillait passa devant nos sièges de son pas régulier et sonore. "Clac. Clac. Clac." Mon fils sortit aussitôt de sa rêverie et leva ses grands yeux sur moi avant de tirer ma manche.
- C'est encore loin, dis, l'Amérique ?
            Je soupirai silencieusement. Oui, fiston. Ce sera toujours trop loin pour des gens comme nous.